Suite de Serveur confusion - ep. 01 - Architecture
Jâai Ă©crit cette nouvelle il y a quelque temps dĂ©jĂ , avant que les Ă©vĂšnements en Ukraine ne se dĂ©clenchent. Disclaimer oblige, les dĂ©tails de cette nouvelle ne sont en rien inspirĂ©s de lâactualitĂ© et toute ressemblance est purement accidentelle.
Mute
Ils disent que lors dâune explosion, pour minimiser les dommages de lâonde de choc sur les organes, il faut se tourner dos aux fenĂȘtres et ouvrir la bouche.
Lorsque lâonde de choc est arrivĂ©e, jâĂ©tais en train de bailler en mâĂ©tirant devant la TV. Câest ce qui mâa sauvĂ© je pense. Je suis certainement le type le plus chanceux dans ce monde. Si on peut appeler ça de la chance. Jâaurais peut-ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ© mourir si on mâen avait donnĂ© le choix. Je ne sais pas.
Je me souviens avoir Ă©tĂ© Ă©jectĂ© de notre fauteuil et fini Ă quatre pattes sur le sol. Le bruit Ă©tait si fort, que jâai entendu un bourdonnement des semaines entiĂšres. Je me souviens que lorsque jâai levĂ© les yeux, le salon Ă©tait dĂ©vastĂ©. âPourquoi la TV est sur les genoux de ma mĂšreâŻ?â a Ă©tĂ© ma premiĂšre pensĂ©e. Je sais que câest absurde, mais jâĂ©tais complĂštement dĂ©boussolĂ©. Puis ça mâest venu, âQuelque chose de grave vient dâarriverâ, quelque chose de trĂšs grave. Je le sentais au fond de mes tripes, mais câĂ©tait sur le moment pas plus quâune intuition, malgrĂ© le champ de ruine quâĂ©tait devenu notre appartement.
Ma deuxiĂšme pensĂ©e a Ă©tĂ© vers ma petite sĆur bĂ©bĂ© Xao, qui dormait pas loin de moi quelques secondes auparavant. Je lâai trouvĂ©e quelques mĂštres plus loin, allongĂ©e au sol, dans une position grotesque. Ma petite Xao est morte ce jour-lĂ , sur le coup. Je ne pense pas quâelle ait souffert.
Ma mĂšre, oui. Elle Ă©tait assise en face de moi, visiblement en souffrance, le visage cachĂ© par ses cheveux en bataille. Elle sâĂ©tait couverte les oreilles de ses deux mains, ensanglantĂ©es. Je ne comprenais pas dâoĂč venait le sang, puis jâai compris quâelle saignait des oreilles et du nez. Elle semblait gĂ©mir de souffrance, mais je ne pouvais pas lâentendre. Tout ce que jâentendais, câĂ©tait ce bourdonnement envahissant. Je me suis assis contre le mur en face dâelle, et lâai regardĂ©e sâaffaisser doucement, centimĂštre aprĂšs centimĂštre. Mais je nâai rien fait, jâĂ©tais moi-mĂȘme en complĂšte catatonie, incapable dâenregistrer lâampleur de ce qui venait dâarriver.
Je pense que plusieurs heures ont passĂ©, parce quâil a commencĂ© Ă faire noir. Le corps de ma mĂšre est devenu une silhouette sombre et immobile. Tout Ă©tait si Ă©trange, il nây avait plus aucune lumiĂšre dans la ville.
Il a commencĂ© Ă faire froid. Et jâai commencĂ© Ă avoir trĂšs peur. En tant quâenfant, je nâavais aucune idĂ©e de quoi faire, plongĂ© dans une solitude que je nâavais jamais connu de ma vie. Quand bien mĂȘme je tremblais de tous mes membres, une petite voix dans ma tĂȘte mâa dit quâil fallait ranger. Comme si faire de lâordre dans la piĂšce allait ranger le fouillis dans mes idĂ©es et mâaider Ă savoir quoi faire.
Alors jâai commencĂ© Ă scotcher les fenĂȘtres, installer le rĂ©chaud que mon pĂšre et moi utilisions quand nous partions au camping. Puis je me suis fait des nouilles instantanĂ©es. Du haut de mes huit ans, je mâimaginais notre pĂšre rentrer du travail ce soir-lĂ et tout arranger, rĂ©veiller ma mĂšre et me fĂ©liciter dâavoir Ă©tĂ© aussi courageux, dâavoir veillĂ© sur ma sĆur, avoir rangĂ© le salon. Câest drĂŽle comme enfant, on sâadapte Ă nâimporte quoi, on se rĂ©fugie dans un monde qui a du sens pour nous. On se rĂ©fĂšre Ă ces comptes cruels qui nous sont lus, oĂč il y a toujours une happy end. Ou du moins une morale, oĂč en fin de compte tout a du sens, rien nâa Ă©tĂ© en vain.
Je me suis endormi sur le fauteuil, enveloppĂ© dans une couverture, aprĂšs avoir soigneusement balayĂ© les bris de verre. Il nâa pas fallu longtemps avant que je mâendorme. Suffisamment longtemps pour que le soleil se lĂšve.
Ce Ă quoi on ne pense jamais, câest combien nous dĂ©pendons de nos sens. PrivĂ© de lâun dâeux et on est complĂštement dĂ©sorientĂ©. Sans ouĂŻe, câest comme voir le monde Ă travers un bocal. Tout est Ă©tranger, mĂȘme si notre vue nous assure le contraire. Ăa a certainement aidĂ© Ă la dĂ©rĂ©alisation du moment, je pense. CâĂ©tait comme ĂȘtre cosmonaute de cette planĂšte.
Lâeau avait Ă©tĂ© coupĂ©e, plus dâĂ©lectricitĂ© non plus. Je me suis habillĂ© de ma petite doudoune avec une souris dessinĂ©e sur la poche droite. Câest Ă©tonnant comme je me souviens spĂ©cifiquement de dĂ©tails aussi insignifiants. Alors quâaujourdâhui je suis incapable de me remĂ©morer le sourire de ma sĆur.
Je suis sorti dans la rue, parce que jâĂ©tais sĂ»r quâil y aurait des adultes, les parents de mes potes seraient lĂ , me prendraient dans les bras, sauraient quoi faire. Il y avait des adultes oui, mais on ne sâembarrasse pas du sort dâun enfant de huit ans hagard, lorsquâil est question dâamasser des produits de premiĂšre nĂ©cessitĂ©, dans les boutiques Ă©ventrĂ©es de notre quartier devenu mĂ©connaissable.
Jâen ai fait de mĂȘme et suis parti dans la supĂ©rette en face de chez nous, inquiet quâils ne veuillent rien me vendre, sans un sou en poche. Lorsque je suis rentrĂ© dans le magasin, il y avait beaucoup dâagitation, mais pas de caissier. Des Ă©trangers se servaient et sortaient en se prĂ©cipitant. Ils mâont vu rentrer et ont arrĂȘtĂ© de bouger en me regardant avec stupeur. Imaginez un enfant de huit ans, armĂ© dâune doudoune et dâun sac dâĂ©cole, arrĂȘter une foule en colĂšre. Ăa mâa fait penser au jour oĂč la bande et moi avions Ă©tĂ© pris la main dans le sac Ă piquer les fruits dans lâarbre du voisin, stupĂ©faits de culpabilitĂ© et dâun peu de honte aussi.
Quand jây repense aujourdâhui, je me dis que je mâĂ©tais mis en danger naĂŻvement, mais par chance, ces individus qui se battaient Ă coup de poing et se poussaient violemment Ă en faire tomber des Ă©talages, avaient pris soin de me crĂ©er un passage ample, puis sans heurt mâavaient laissĂ© prendre ce dont jâavais besoin, avant que je coure Ă en perdre haleine jusquâĂ la maison.
Les jours qui ont suivi, jâai lu des livres et mangĂ© plus de nouilles instantanĂ©es. Le bourdonnement sâĂ©tait un peu estompĂ©, mais je ne savais pas Ă cette Ă©poque, quâil laisserait place Ă un silence absolu, pour toujours.
Je mâĂ©tais crĂ©Ă©e une cabane en draps et vĂȘtements, dans laquelle je me rĂ©fugiais la plupart du temps. Pour ne plus voir le reste de notre appartement. Ă lâintĂ©rieur, vivait une famille que jâavais vue dans une sĂ©rie TV. La mĂšre Ă©tait une cuisiniĂšre hors pair et ses enfants intrĂ©pides, menaient une double vie. Le jour Ă lâĂ©cole, la nuit Ă sauver la Terre. Parfois je les aidais Ă secourir le monde, parfois je restais avec les parents, Ă manger des pancakes et leur conter un univers parallĂšle, oĂč une explosion sans prĂ©cĂ©dent avait dĂ©figurĂ© ma ville. Je comprenais bien que je ne pourrais pas rester chez nous indĂ©finiment, quâil me faudrait aller chercher de lâaide, mais je ne savais pas exactement comment mây prendre.
Au troisiĂšme ou quatriĂšme jour, en regardant la rue au travers de ma fenĂȘtre barrĂ©e, jâai vu des militaires. Je me suis prĂ©cipitĂ© au dehors, en agitant les bras et hurlant mon nom Ă plein poumons. Comme je ne pouvais pas entendre ce quâils me rĂ©pondaient, nous avons communiquĂ© par Ă©crit. Nom, Ăąge, qui Ă©taient mes proches, etc. Une fois entrĂ© dans le bus dĂ©signĂ© Ă lâĂ©vacuation, pour la premiĂšre fois depuis le dĂ©but de la catastrophe, jâai pleurĂ© Ă chaudes larmes. Moins par les Ă©motions que par la douleur physique, qui Ă©tait subitement apparue, comme un interrupteur allumĂ© dans ma tĂȘte. Jâai appris de la femme assise Ă cĂŽtĂ© de moi, que notre quartier avait Ă©tĂ© parmi les plus Ă©pargnĂ©s. CâĂ©tait la premiĂšre fois que jâapprenais que le centre de Kars avait Ă©tĂ© rasĂ© de la carte. Nous avions seulement Ă©tĂ© victimes du contre choc.
âCâest les Chinois ou les Ricainsâ, mâavait Ă©crit la femme amĂšre, avant de cracher par terre. Je nâavais pas compris sur le coup pourquoi elle Ă©tait tellement en colĂšre. Comment des peuples que je nâavais jamais rencontrĂ©, auraient-ils pu ĂȘtre coupables dâune telle catastrophe ?
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Cela fait maintenant dix ans que ce cataclysme sans prĂ©cĂ©dent est arrivĂ©. Le gouvernement mâa placĂ© dans un orphelinat spĂ©cial pour les enfants comme moi, qui avaient survĂ©cu. Comme nous sommes tous sourds, nous avons appris le langage des signes et somme rentrĂ©s dans la vie active avec ce handicap, dĂšs notre majoritĂ©.
Si vous avec lu les autres posts de mon blog, vous savez que toutes les victimes de cet Ă©vĂšnement et moi-mĂȘme, avant de perdre lâouĂŻe, avons Ă©tĂ© tĂ©moins du mĂȘme son durant lâexplosion. Non pas le son habituel dâun grand boom, mais des mots parlĂ©s, de la musique, mĂȘme des applaudissements ! Ce son, inchangĂ©, mâaccompagne encore frĂ©quemment aujourdâhui. Parfois Ă la bordure de lâendormissement, je lâentends dans un soudain hurlement, qui me fait tomber de mon lit.
Dâabord une phrase en langue Ă©trangĂšre. âĐ ŃŃĐŸĐŒ ŃĐ»ŃŃĐ°Đ” Ń Đ±Ń ĐžŃĐżĐŸĐ»ŃĐ·ĐŸĐČĐ°Đ» ĐșĐ°Đ»ĐŸĐŽĐŸĐœŃ!â Puis musique Ă lâaccordeon, rire dâun public et applaudissements. Repetitum ad nauseam.
Les journaux tĂ©lĂ©visĂ©s de lâĂ©poque avaient tentĂ© dâexpliquer notre version des faits par une forme inhabituelle dâhystĂ©rie collective, coĂŻncidant malencontreusement avec lâexplosion dâune poche de gaz souterraine, ou par lâeffet dâune arme biochimique encore inconnue. MalgrĂ© mon jeune Ăąge, jâavais dĂ©jĂ du mal Ă accepter cette thĂ©orie officielle.
Il y a quelques annĂ©es, aprĂšs avoir lu mon tĂ©moignage dans le journal, lâinternaute @Barnaumapapa mâavait contactĂ© pour mâapprendre que cet extrait, qui a causĂ© la tragĂ©die de mon enfance, est en tout point similaire Ă un vieil enregistrement de lâĂ©mission tĂ©levisĂ©e russe âClub des joyeux et dĂ©brouillardsâ. Dans lâĂ©mission, deux Ă©quipes se confrontaient au dĂ©tour de quizz culturels. AprĂšs avoir fait mes recherches, jâai retrouvĂ© lâextrait en question, datant de 1971. Dans lâune des Ă©quipes du jeu tĂ©lĂ©visĂ©, une jeune fille finit une de ses blagues par cette phrase, âĐ ŃŃĐŸĐŒ ŃĐ»ŃŃĐ°Đ” Ń Đ±Ń ĐžŃĐżĐŸĐ»ŃĐ·ĐŸĐČĐ°Đ» ĐșĐ°Đ»ĐŸĐŽĐŸĐœŃâ ; âDans ce cas, jâutiliserais du dentifriceâ.
Jâutiliserais du dentifrice. Ă cause de ce putain de dentifrice.
Si lâĂ©mission avait Ă©tĂ© annulĂ©e le jour de lâenregistrement, est-ce quâil y aurait quand mĂȘme eu un cratĂšre de 2km carrĂ© Ă la place du centre-ville de mon enfance ? Est-ce que mes parents seraient vivants aujourdâhui ? Est-ce que ma sĆur serait Ă lâĂ©cole ?
Parfois, je mâimagine transportĂ© miraculeusement dans les annĂ©es 1970, traverser le plateau et sans dire un mot gifler cette fille, avant quâelle ne puisse finir cette phrase maudite. Je mâimagine la gifler une, deux, trois fois et la secouer de toutes mes forces, lui hurler âTu sais ce que tu as causĂ© avec ton humour de merde ?!â
â VoilĂ chers lecteurs, vous connaissez maintenant lâhistoire de ma surditĂ©. Je vous avais promis de la raconter et jâai attendu ce jour spĂ©cial qui marque le triste anniversaire de lâĂ©vĂšnement.
Notre gouvernement et ses alliĂ©s ont failli entrer en guerre contre la Russie Ă cause de cette explosion. Leur gouvernement a rĂ©futĂ© son implication en bloc. Selon leurs dires, les talents intellectuels de lâĂ©poque soviĂ©tiques sont Ă nâen pas douter Ă©clatants, mais cela nâest Ă prendre quâau sens figurĂ©.
La majoritĂ© pense que câest une expĂ©rience de secret gouvernemental qui a mal tournĂ©. Ăvidemment, une minoritĂ© pense que des aliens amateurs de nos Ă©missions tĂ©lĂ©visĂ©es, nâont pu sâempĂȘcher de mettre le son trop fort.
Alors, Ă©tait-ce une arme de destruction massive de nouvelle gĂ©nĂ©ration, une dĂ©chirure dans lâespace-temps, une hystĂ©rie collective qui a (une chance sur un million) coĂŻncidĂ© avec lâexplosion dâune usine souterraine clandestine ?
Toutes les théories sont bonnes à prendre.
En tout cas de mon cĂŽtĂ©, jâessaie dâoublier et de vivre ma vie. Il y a tant de belles choses autour de nous. Je suis un grand passionnĂ© de photographie et prend surtout des photos de chantiers. Vous avez certainement vu ma collection de grues au dĂ©tour de ce site.
Au dĂ©but, jâentendais si distinctement la voix de cette fille, la musique, le public hilare. CâĂ©tait comme si ce bruyant petit monde Ă©tait avec moi dans la piĂšce. Les hurlements sont devenus des paroles, puis des murmures.
JâespĂšre que je pourrais enfin ne plus rien entendre avant ma mort.