[Nouvelle] Serveur confusion - ep. 02 - Mute - eviltoast

Suite de Serveur confusion - ep. 01 - Architecture

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J’ai Ă©crit cette nouvelle il y a quelque temps dĂ©jĂ , avant que les Ă©vĂšnements en Ukraine ne se dĂ©clenchent. Disclaimer oblige, les dĂ©tails de cette nouvelle ne sont en rien inspirĂ©s de l’actualitĂ© et toute ressemblance est purement accidentelle.

Mute

Ils disent que lors d’une explosion, pour minimiser les dommages de l’onde de choc sur les organes, il faut se tourner dos aux fenĂȘtres et ouvrir la bouche.

Lorsque l’onde de choc est arrivĂ©e, j’étais en train de bailler en m’étirant devant la TV. C’est ce qui m’a sauvĂ© je pense. Je suis certainement le type le plus chanceux dans ce monde. Si on peut appeler ça de la chance. J’aurais peut-ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ© mourir si on m’en avait donnĂ© le choix. Je ne sais pas.

Je me souviens avoir Ă©tĂ© Ă©jectĂ© de notre fauteuil et fini Ă  quatre pattes sur le sol. Le bruit Ă©tait si fort, que j’ai entendu un bourdonnement des semaines entiĂšres. Je me souviens que lorsque j’ai levĂ© les yeux, le salon Ă©tait dĂ©vastĂ©. “Pourquoi la TV est sur les genoux de ma mĂšre ?” a Ă©tĂ© ma premiĂšre pensĂ©e. Je sais que c’est absurde, mais j’étais complĂštement dĂ©boussolĂ©. Puis ça m’est venu, “Quelque chose de grave vient d’arriver”, quelque chose de trĂšs grave. Je le sentais au fond de mes tripes, mais c’était sur le moment pas plus qu’une intuition, malgrĂ© le champ de ruine qu’était devenu notre appartement.

Ma deuxiĂšme pensĂ©e a Ă©tĂ© vers ma petite sƓur bĂ©bĂ© Xao, qui dormait pas loin de moi quelques secondes auparavant. Je l’ai trouvĂ©e quelques mĂštres plus loin, allongĂ©e au sol, dans une position grotesque. Ma petite Xao est morte ce jour-lĂ , sur le coup. Je ne pense pas qu’elle ait souffert.

Ma mĂšre, oui. Elle Ă©tait assise en face de moi, visiblement en souffrance, le visage cachĂ© par ses cheveux en bataille. Elle s’était couverte les oreilles de ses deux mains, ensanglantĂ©es. Je ne comprenais pas d’oĂč venait le sang, puis j’ai compris qu’elle saignait des oreilles et du nez. Elle semblait gĂ©mir de souffrance, mais je ne pouvais pas l’entendre. Tout ce que j’entendais, c’était ce bourdonnement envahissant. Je me suis assis contre le mur en face d’elle, et l’ai regardĂ©e s’affaisser doucement, centimĂštre aprĂšs centimĂštre. Mais je n’ai rien fait, j’étais moi-mĂȘme en complĂšte catatonie, incapable d’enregistrer l’ampleur de ce qui venait d’arriver.

Je pense que plusieurs heures ont passĂ©, parce qu’il a commencĂ© Ă  faire noir. Le corps de ma mĂšre est devenu une silhouette sombre et immobile. Tout Ă©tait si Ă©trange, il n’y avait plus aucune lumiĂšre dans la ville.

Il a commencĂ© Ă  faire froid. Et j’ai commencĂ© Ă  avoir trĂšs peur. En tant qu’enfant, je n’avais aucune idĂ©e de quoi faire, plongĂ© dans une solitude que je n’avais jamais connu de ma vie. Quand bien mĂȘme je tremblais de tous mes membres, une petite voix dans ma tĂȘte m’a dit qu’il fallait ranger. Comme si faire de l’ordre dans la piĂšce allait ranger le fouillis dans mes idĂ©es et m’aider Ă  savoir quoi faire.

Alors j’ai commencĂ© Ă  scotcher les fenĂȘtres, installer le rĂ©chaud que mon pĂšre et moi utilisions quand nous partions au camping. Puis je me suis fait des nouilles instantanĂ©es. Du haut de mes huit ans, je m’imaginais notre pĂšre rentrer du travail ce soir-lĂ  et tout arranger, rĂ©veiller ma mĂšre et me fĂ©liciter d’avoir Ă©tĂ© aussi courageux, d’avoir veillĂ© sur ma sƓur, avoir rangĂ© le salon. C’est drĂŽle comme enfant, on s’adapte Ă  n’importe quoi, on se rĂ©fugie dans un monde qui a du sens pour nous. On se rĂ©fĂšre Ă  ces comptes cruels qui nous sont lus, oĂč il y a toujours une happy end. Ou du moins une morale, oĂč en fin de compte tout a du sens, rien n’a Ă©tĂ© en vain.

Je me suis endormi sur le fauteuil, enveloppĂ© dans une couverture, aprĂšs avoir soigneusement balayĂ© les bris de verre. Il n’a pas fallu longtemps avant que je m’endorme. Suffisamment longtemps pour que le soleil se lĂšve.

Ce Ă  quoi on ne pense jamais, c’est combien nous dĂ©pendons de nos sens. PrivĂ© de l’un d’eux et on est complĂštement dĂ©sorientĂ©. Sans ouĂŻe, c’est comme voir le monde Ă  travers un bocal. Tout est Ă©tranger, mĂȘme si notre vue nous assure le contraire. Ça a certainement aidĂ© Ă  la dĂ©rĂ©alisation du moment, je pense. C’était comme ĂȘtre cosmonaute de cette planĂšte.

L’eau avait Ă©tĂ© coupĂ©e, plus d’électricitĂ© non plus. Je me suis habillĂ© de ma petite doudoune avec une souris dessinĂ©e sur la poche droite. C’est Ă©tonnant comme je me souviens spĂ©cifiquement de dĂ©tails aussi insignifiants. Alors qu’aujourd’hui je suis incapable de me remĂ©morer le sourire de ma sƓur.

Je suis sorti dans la rue, parce que j’étais sĂ»r qu’il y aurait des adultes, les parents de mes potes seraient lĂ , me prendraient dans les bras, sauraient quoi faire. Il y avait des adultes oui, mais on ne s’embarrasse pas du sort d’un enfant de huit ans hagard, lorsqu’il est question d’amasser des produits de premiĂšre nĂ©cessitĂ©, dans les boutiques Ă©ventrĂ©es de notre quartier devenu mĂ©connaissable.

J’en ai fait de mĂȘme et suis parti dans la supĂ©rette en face de chez nous, inquiet qu’ils ne veuillent rien me vendre, sans un sou en poche. Lorsque je suis rentrĂ© dans le magasin, il y avait beaucoup d’agitation, mais pas de caissier. Des Ă©trangers se servaient et sortaient en se prĂ©cipitant. Ils m’ont vu rentrer et ont arrĂȘtĂ© de bouger en me regardant avec stupeur. Imaginez un enfant de huit ans, armĂ© d’une doudoune et d’un sac d’école, arrĂȘter une foule en colĂšre. Ça m’a fait penser au jour oĂč la bande et moi avions Ă©tĂ© pris la main dans le sac Ă  piquer les fruits dans l’arbre du voisin, stupĂ©faits de culpabilitĂ© et d’un peu de honte aussi.

Quand j’y repense aujourd’hui, je me dis que je m’étais mis en danger naĂŻvement, mais par chance, ces individus qui se battaient Ă  coup de poing et se poussaient violemment Ă  en faire tomber des Ă©talages, avaient pris soin de me crĂ©er un passage ample, puis sans heurt m’avaient laissĂ© prendre ce dont j’avais besoin, avant que je coure Ă  en perdre haleine jusqu’à la maison.

Les jours qui ont suivi, j’ai lu des livres et mangĂ© plus de nouilles instantanĂ©es. Le bourdonnement s’était un peu estompĂ©, mais je ne savais pas Ă  cette Ă©poque, qu’il laisserait place Ă  un silence absolu, pour toujours.

Je m’étais crĂ©Ă©e une cabane en draps et vĂȘtements, dans laquelle je me rĂ©fugiais la plupart du temps. Pour ne plus voir le reste de notre appartement. À l’intĂ©rieur, vivait une famille que j’avais vue dans une sĂ©rie TV. La mĂšre Ă©tait une cuisiniĂšre hors pair et ses enfants intrĂ©pides, menaient une double vie. Le jour Ă  l’école, la nuit Ă  sauver la Terre. Parfois je les aidais Ă  secourir le monde, parfois je restais avec les parents, Ă  manger des pancakes et leur conter un univers parallĂšle, oĂč une explosion sans prĂ©cĂ©dent avait dĂ©figurĂ© ma ville. Je comprenais bien que je ne pourrais pas rester chez nous indĂ©finiment, qu’il me faudrait aller chercher de l’aide, mais je ne savais pas exactement comment m’y prendre.

Au troisiĂšme ou quatriĂšme jour, en regardant la rue au travers de ma fenĂȘtre barrĂ©e, j’ai vu des militaires. Je me suis prĂ©cipitĂ© au dehors, en agitant les bras et hurlant mon nom Ă  plein poumons. Comme je ne pouvais pas entendre ce qu’ils me rĂ©pondaient, nous avons communiquĂ© par Ă©crit. Nom, Ăąge, qui Ă©taient mes proches, etc. Une fois entrĂ© dans le bus dĂ©signĂ© Ă  l’évacuation, pour la premiĂšre fois depuis le dĂ©but de la catastrophe, j’ai pleurĂ© Ă  chaudes larmes. Moins par les Ă©motions que par la douleur physique, qui Ă©tait subitement apparue, comme un interrupteur allumĂ© dans ma tĂȘte. J’ai appris de la femme assise Ă  cĂŽtĂ© de moi, que notre quartier avait Ă©tĂ© parmi les plus Ă©pargnĂ©s. C’était la premiĂšre fois que j’apprenais que le centre de Kars avait Ă©tĂ© rasĂ© de la carte. Nous avions seulement Ă©tĂ© victimes du contre choc.

“C’est les Chinois ou les Ricains”, m’avait Ă©crit la femme amĂšre, avant de cracher par terre. Je n’avais pas compris sur le coup pourquoi elle Ă©tait tellement en colĂšre. Comment des peuples que je n’avais jamais rencontrĂ©, auraient-ils pu ĂȘtre coupables d’une telle catastrophe ?

–

Cela fait maintenant dix ans que ce cataclysme sans prĂ©cĂ©dent est arrivĂ©. Le gouvernement m’a placĂ© dans un orphelinat spĂ©cial pour les enfants comme moi, qui avaient survĂ©cu. Comme nous sommes tous sourds, nous avons appris le langage des signes et somme rentrĂ©s dans la vie active avec ce handicap, dĂšs notre majoritĂ©.

Si vous avec lu les autres posts de mon blog, vous savez que toutes les victimes de cet Ă©vĂšnement et moi-mĂȘme, avant de perdre l’ouĂŻe, avons Ă©tĂ© tĂ©moins du mĂȘme son durant l’explosion. Non pas le son habituel d’un grand boom, mais des mots parlĂ©s, de la musique, mĂȘme des applaudissements ! Ce son, inchangĂ©, m’accompagne encore frĂ©quemment aujourd’hui. Parfois Ă  la bordure de l’endormissement, je l’entends dans un soudain hurlement, qui me fait tomber de mon lit.

D’abord une phrase en langue Ă©trangĂšre. “В ŃŃ‚ĐŸĐŒ ŃĐ»ŃƒŃ‡Đ°Đ” я бы ĐžŃĐżĐŸĐ»ŃŒĐ·ĐŸĐČĐ°Đ» ĐșĐ°Đ»ĐŸĐŽĐŸĐœŃ‚!” Puis musique Ă  l’accordeon, rire d’un public et applaudissements. Repetitum ad nauseam.

Les journaux tĂ©lĂ©visĂ©s de l’époque avaient tentĂ© d’expliquer notre version des faits par une forme inhabituelle d’hystĂ©rie collective, coĂŻncidant malencontreusement avec l’explosion d’une poche de gaz souterraine, ou par l’effet d’une arme biochimique encore inconnue. MalgrĂ© mon jeune Ăąge, j’avais dĂ©jĂ  du mal Ă  accepter cette thĂ©orie officielle.

Il y a quelques annĂ©es, aprĂšs avoir lu mon tĂ©moignage dans le journal, l’internaute @Barnaumapapa m’avait contactĂ© pour m’apprendre que cet extrait, qui a causĂ© la tragĂ©die de mon enfance, est en tout point similaire Ă  un vieil enregistrement de l’émission tĂ©levisĂ©e russe “Club des joyeux et dĂ©brouillards”. Dans l’émission, deux Ă©quipes se confrontaient au dĂ©tour de quizz culturels. AprĂšs avoir fait mes recherches, j’ai retrouvĂ© l’extrait en question, datant de 1971. Dans l’une des Ă©quipes du jeu tĂ©lĂ©visĂ©, une jeune fille finit une de ses blagues par cette phrase, “В ŃŃ‚ĐŸĐŒ ŃĐ»ŃƒŃ‡Đ°Đ” я бы ĐžŃĐżĐŸĐ»ŃŒĐ·ĐŸĐČĐ°Đ» ĐșĐ°Đ»ĐŸĐŽĐŸĐœŃ‚â€ ; “Dans ce cas, j’utiliserais du dentifrice”.

J’utiliserais du dentifrice. À cause de ce putain de dentifrice.

Si l’émission avait Ă©tĂ© annulĂ©e le jour de l’enregistrement, est-ce qu’il y aurait quand mĂȘme eu un cratĂšre de 2km carrĂ© Ă  la place du centre-ville de mon enfance ? Est-ce que mes parents seraient vivants aujourd’hui ? Est-ce que ma sƓur serait Ă  l’école ?

Parfois, je m’imagine transportĂ© miraculeusement dans les annĂ©es 1970, traverser le plateau et sans dire un mot gifler cette fille, avant qu’elle ne puisse finir cette phrase maudite. Je m’imagine la gifler une, deux, trois fois et la secouer de toutes mes forces, lui hurler “Tu sais ce que tu as causĂ© avec ton humour de merde ?!”

– VoilĂ  chers lecteurs, vous connaissez maintenant l’histoire de ma surditĂ©. Je vous avais promis de la raconter et j’ai attendu ce jour spĂ©cial qui marque le triste anniversaire de l’évĂšnement.

Notre gouvernement et ses alliĂ©s ont failli entrer en guerre contre la Russie Ă  cause de cette explosion. Leur gouvernement a rĂ©futĂ© son implication en bloc. Selon leurs dires, les talents intellectuels de l’époque soviĂ©tiques sont Ă  n’en pas douter Ă©clatants, mais cela n’est Ă  prendre qu’au sens figurĂ©.

La majoritĂ© pense que c’est une expĂ©rience de secret gouvernemental qui a mal tournĂ©. Évidemment, une minoritĂ© pense que des aliens amateurs de nos Ă©missions tĂ©lĂ©visĂ©es, n’ont pu s’empĂȘcher de mettre le son trop fort.

Alors, Ă©tait-ce une arme de destruction massive de nouvelle gĂ©nĂ©ration, une dĂ©chirure dans l’espace-temps, une hystĂ©rie collective qui a (une chance sur un million) coĂŻncidĂ© avec l’explosion d’une usine souterraine clandestine ?

Toutes les théories sont bonnes à prendre.

En tout cas de mon cĂŽtĂ©, j’essaie d’oublier et de vivre ma vie. Il y a tant de belles choses autour de nous. Je suis un grand passionnĂ© de photographie et prend surtout des photos de chantiers. Vous avez certainement vu ma collection de grues au dĂ©tour de ce site.

Au dĂ©but, j’entendais si distinctement la voix de cette fille, la musique, le public hilare. C’était comme si ce bruyant petit monde Ă©tait avec moi dans la piĂšce. Les hurlements sont devenus des paroles, puis des murmures.

J’espùre que je pourrais enfin ne plus rien entendre avant ma mort.