Emmanuel Macron, un révolutionnaire conservateur - Jean-François Bayart - eviltoast

Trop souvent le dĂ©bat – et la polĂ©mique – autour de la dĂ©rive « illibĂ©rale » de la France est rĂ©duite Ă  la seule figure du prĂ©sident de la RĂ©publique. Quelle que soit l’hybris jupitĂ©rienne de ce dernier, son action s’inscrit dans un jeu de forces, Ă  la fois synchronique et diachronique, dont il est souvent le simple jouet. Il est plus important de rĂ©flĂ©chir Ă  des enchaĂźnements complexes de circonstances contingentes et hĂ©tĂ©rogĂšnes qui enclenchent, dans des situations historiques concrĂštes, de nouvelles configurations.


L’injonction d’Emmanuel Macron Ă  ses ministres de se montrer non «gestionnaires» mais «rĂ©volutionnaires» peut prĂȘter Ă  haussement d’épaules. On peut y voir aussi une manifestation supplĂ©mentaire du grotesque qui lui tient lieu de style politique dĂšs lors que sa prĂ©tention Ă  ĂȘtre lui-mĂȘme « rĂ©volutionnaire » va de pair avec la rĂ©pression policiĂšre de tous ceux qui se le disent Ă©galement, avec plus de crĂ©dibilitĂ© que lui-mĂȘme.

NĂ©anmoins, il nous faut prendre au sĂ©rieux cette pĂ©tition de principe « rĂ©volutionnaire » dont il se pourrait qu’elle nous fournisse la clef d’intelligibilitĂ© du macronisme. AprĂšs tout, Emmanuel Macron a intitulĂ© son ouvrage de premiĂšre campagne prĂ©sidentielle RĂ©volution. Il se rĂ©clamait de temps nouveaux et entendait rejeter dans les poubelles de l’Histoire le vieux monde, non sans accents Ă©vangĂ©liques de born again de la RĂ©publique (ou de la monarchie ?). Volontiers « disruptif », il se veut homme de rupture et, pourquoi pas, de transgression, en l’occurrence des « tabous », un mot rĂ©current dans son discours. Il se rĂȘve en prĂ©sident d’une start-up nation pour mieux se gausser des « Gaulois rĂ©fractaires ».

« En mĂȘme temps » il se dĂ©voile en conservateur profond. Il assume sans gĂȘne les poncifs les plus Ă©culĂ©s du roman national. OrlĂ©ans, le Mont-Saint-Michel, le Puy du Fou, Notre-Dame de Paris dĂ©limitent sa gĂ©ographie historique. Il reprend le vocabulaire traditionnel de la droite et souvent de l’extrĂȘme droite en rĂ©pondant Ă  l’explosion sociale des banlieues par la pensĂ©e magique de l’ « autoritĂ© », en se dressant contre l’immigration, en luttant contre les narcotrafiquants par l’organisation d’opĂ©rations « place nette » dont on a vu l’inanitĂ© en AmĂ©rique latine ou aux Philippines, en s’imposant dans la sphĂšre intime de la famille pour contrĂŽler les Ă©crans des ados et augmenter le nombre des bĂ©bĂ©s, et en Ɠuvrant pour que la France « reste la France » quitte Ă  paraphraser Éric Zemmour. Il assume dĂ©sormais la remise en cause du droit du sol, fĂ»t-ce Ă  doses homĂ©opathiques.

Par ailleurs sa « rĂ©volution » est surtout celle du capitalisme, en vue de sa systĂ©matisation Ă  l’ensemble de la vie sociale, et au prix d’un siphonage radical du secteur public au bĂ©nĂ©fice du secteur privĂ© dans les domaines de la santĂ©, de l’éducation, des transports, de la vieillesse, de la petite enfance, de l’administration. Chef de l’Etat, Emmanuel Macron est le fondĂ© de pouvoir d’Uber, d’Airbnb et de McKinsey dont il aimerait simplement que les opĂ©rateurs soient des chouans ou des bĂątisseurs de cathĂ©drale.

Le slogan initial du macronisme, sous couvert de ricƓurisme mal digĂ©rĂ©, doit donc ĂȘtre pris au sĂ©rieux, et au pied de la lettre. Il s’agit d’ĂȘtre Ă  la fois conservateur et rĂ©volutionnaire. Son attitude Ă  l’égard de l’homosexualitĂ© est Ă©loquente de ce point de vue.

Une part de son entourage politique le plus proche partage cette orientation sexuelle, Ă  commencer par le Premier ministre, Gabriel Attal, et le nouveau ministre des Affaires Ă©trangĂšres, StĂ©phane SĂ©journĂ©, lesquels ont d’ailleurs Ă©tĂ© compagnons « pacsĂ©s » en bonne et due forme de 2017 Ă  2022. Mais ce personnel politique gay friendly affiche des valeurs et un imaginaire politiques profondĂ©ment conservateurs au point d’introduire dans la lĂ©gislation française la « prĂ©fĂ©rence nationale » chĂšre Ă  la famille Le Pen, dont la loi contre l’immigration du 19 dĂ©cembre a assurĂ© la « victoire idĂ©ologique », de son propre dire. L’amour entre garçons, pourquoi pas, mais en uniforme et sans abaya.

Ce en quoi le macronisme ne se dĂ©marque pas autant de la droite ou de l’extrĂȘme droite qu’on pourrait le penser. Le premier ministre notoirement homosexuel dans un gouvernement français fut nommĂ© par Giscard d’Estaing, le premier dĂ©putĂ© Ă  faire son coming out fut un chiraquien, et Marine Le Pen se tint Ă  distance de la Manif pour tous, ne serait-ce que parce que son bras droit de l’époque Ă©tait lui-mĂȘme homosexuel.

Loin de nous, naturellement, l’idĂ©e de voir dans le macronisme un complot LGBT. Si tel eĂ»t Ă©tĂ© le cas, ClĂ©ment Beaune serait encore au gouvernement. Mais le libĂ©ralisme sexuel peut se combiner avec des choix politiques ou Ă©conomiques des plus conservateurs, mĂȘme si la base Ă©lectorale ou militante de la droite et de l’extrĂȘme droite demeure sourdement homophobe – tout comme les Ɠillades de Marine Le Pen aux juifs et Ă  IsraĂ«l n’empĂȘchent pas nombre de membres du Rassemblement national d’ĂȘtre antisĂ©mites. En GrĂšce, Ă  la consternation de l’Église orthodoxe, un KyriĂĄkos MitsotĂĄkis fait voter le mariage entre personnes de mĂȘme sexe tout en flirtant avec les nĂ©o-nazis d’Aube dorĂ©e.

La question est donc de savoir comment on peut « en mĂȘme temps » ĂȘtre un Premier ministre homosexuel et dĂ©noncer le « wokisme » ; reconnaĂźtre les crimes contre l’humanitĂ© dont s’est rendue coupable la colonisation et stigmatiser les Ă©tudes postcoloniales ; conjuguer la nostalgie de l’Ancien RĂ©gime et la start-up nation. De quoi ces contradictions apparentes, ou plutĂŽt ces tensions sont-elles le nom ?

De quelque chose que nous connaissons trĂšs bien dans l’histoire europĂ©enne : Ă  savoir la « rĂ©volution conservatrice » Ă  laquelle en appela Hugo von Hofmannsthal lors de sa confĂ©rence « Les Lettres comme espace spirituel de la nation », donnĂ©e Ă  Munich en 1927. Thomas Mann parlera plus tard, Ă  ce propos, de « monde rĂ©volutionnaire et rĂ©trograde », de « romantisme technicisé », dans une perspective critique[1]


Quelle que fĂ»t leur apprĂ©ciation normative, ces termes renvoyaient, Ă  l’époque, au fascisme italien, au national-socialisme allemand, Ă  toute une sĂ©rie de rĂ©gimes autoritaires d’Europe centrale et orientale qui peu ou prou lorgnaient vers ces modĂšles, aux mouvements politiques de cette inspiration, de ce « champ magnĂ©tique »[2] qui travaillaient entre les deux guerres les dĂ©mocraties libĂ©rales. J’y ajouterai pour ma part le rĂ©gime de parti unique de Mustafa Kemal qui fascina la droite nationaliste allemande dans son refus du Diktat de la paix de Versailles – en l’occurrence du traitĂ© de SĂšvres – et le « socialisme dans un seul pays » que fit prĂ©valoir Staline en URSS, Ă  partir de 1924, en Ă©pousant la passion nationale grand-russe, non sans obtenir de la sorte une certaine empathie de la part de la droite nationaliste allemande, anti-bourgeoise et anti-occidentale.

Dans tous ces rĂ©gimes l’on retrouvait un tel alliage entre deux orientations apparemment contradictoires : d’une part, une volontĂ© de rupture avec le monde ancien, ostensiblement mĂ©prisĂ©, que l’on ne projetait pas de restaurer – Ă  l’instar des rĂ©actionnaires Ă  la Charles Maurras – mais que l’on voulait rĂ©gĂ©nĂ©rer par l’exaltation d’un Homme nouveau grĂące Ă  une vraie rĂ©volution morale, culturelle, technologique, Ă©conomique et mĂȘme, parfois, sociale ; d’autre part, l’attachement Ă  certaines catĂ©gories traditionnelles de la famille, de la sexualitĂ©, de l’autoritĂ©, de la nation, de l’identitĂ© culturelle, quitte Ă  bousculer leurs cadres institutionnels tels que les Églises, l’école, l’UniversitĂ©, voire l’armĂ©e ou la famille elle-mĂȘme, en dressant les enfants contre leurs parents, leurs professeurs, leurs gĂ©nĂ©raux et leurs prĂȘtres au nom des impĂ©ratifs de la rĂ©volution.

De nos jours nombre de rĂ©gimes renouent avec cette combinaison paradoxale. Ainsi de l’Inde de Narendra Modi, de la Russie de Vladimir Poutine, de la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan, de la Hongrie de Viktor OrbĂĄn, de l’IsraĂ«l de Benjamin Netanyahou, de l’Argentine de Javier Milei, et de bien des États subsahariens. Mon hypothĂšse, que j’ai hasardĂ©e depuis 2017 dans diffĂ©rents mĂ©dias – Mediapart, Le Temps et Blast[3] – est qu’Emmanuel Macron participe de cette tendance globale. Affirmation qui nĂ©cessite immĂ©diatement des mises en garde si l’on veut Ă©viter que le dĂ©bat ne s’égare dans les mĂ©andres de la polĂ©mique et d’une conception erronĂ©e de la comparaison.

##Comparer Macron avec d’autres figures rĂ©volutionnaires conservatrices

L’historien Paul Veyne nous rappelle que dans la langue française le verbe « comparer » comporte deux sens antithĂ©tiques : l’on compare à pour exprimer la similitude, l’on compare avec pour mettre en jeu la diffĂ©rence (ou la spĂ©cificitĂ©) au-delĂ  de la similitude, Ă©ventuellement factice ou superficielle. Dans notre cas, il s’agit Ă©videmment de comparer Emmanuel Macron avec d’autres figures politiques contemporaines ou de l’entre-deux-guerres. Le lecteur sera suffisamment charitable pour ne pas me reprocher de le comparer à Hitler, à Mussolini ou à Poutine. Et d’ailleurs il est moins question de comparer Emmanuel Macron à tel ou tel que de comparer la situation française d’aujourd’hui avec d’autres situations politiques, d’aujourd’hui ou d’hier.

Ce qui doit nous importer, ce sont bien des logiques de situation que servent des acteurs politiques, souvent Ă  leur corps dĂ©fendant, ou sans mĂȘme qu’ils en soient conscients. Mon raisonnement relĂšve de la sociologie historique et comparĂ©e du politique plutĂŽt que d’une conception intentionnaliste des sciences sociales[4]. Cela ne diminue en rien le rĂŽle et la responsabilitĂ© personnelle des acteurs – en l’occurrence d’Emmanuel Macron – mais nous interdit de limiter notre analyse Ă  cette aune individuelle.

En d’autres termes il convient de distinguer les intentions ou l’orientation idĂ©ologique d’Emmanuel Macron et les dynamiques de situation dans lesquelles s’inscrit son action. Ces dynamiques sont celles des configurations politiques, sociales et culturelles du moment ou du passĂ© immĂ©diat. Mais elles sont Ă©galement tributaires de l’historicitĂ© propre de la sociĂ©tĂ© française, de sa mĂ©moire historique, de la panoplie des rĂ©pertoires idĂ©ologiques et discursifs qu’elle a nouĂ©s au fil des siĂšcles, des rapports de force matĂ©riels et imaginaires qui se sont constituĂ©s dans le dĂ©roulĂ© des Ă©vĂ©nements.

Bref, le dĂ©bat aurait tort de se cantonner Ă  la seule personne du prĂ©sident de la RĂ©publique et de prendre pour argent comptant son auto-identification puĂ©rile Ă  tel ou tel dieu de l’AntiquitĂ© grecque, Jupiter ou Vulcain, selon les circonstances. Son projet n’est certainement pas de faire le lit de Marine Le Pen. Il n’empĂȘche que son action pave la route de celle-ci vers l’ElysĂ©e, en 2027, si tant est qu’une crise de rĂ©gime ne survienne pas auparavant Ă  la faveur de l’évidement progressif de son autoritĂ©.

##Logique de situation, 1

Doivent notamment ĂȘtre pris en considĂ©ration cinq facteurs. Le premier d’entre eux est le positionnement politique qu’a choisi Emmanuel Macron en 2017. Loin d’ĂȘtre neuf celui-ci reprenait un vieux classique de l’histoire europĂ©enne : l’aspiration Ă  un « État fort » dans une « économie saine » que rĂ©clamaient Carl Schmitt et les Neuliberalen dans l’entre-deux guerres, c’est-Ă -dire le rĂȘve d’un « libĂ©ralisme autoritaire », selon la formule du critique de ce dernier, le juriste social-dĂ©mocrate Hermann Heller.

Un tel positionnement, dans l’histoire française, a une lignĂ©e bien prĂ©cise, celle de l’ « extrĂȘme-centre », qui part des « PerpĂ©tuels » de Thermidor aux technocrates nĂ©olibĂ©raux d’aujourd’hui en passant par le rĂ©formisme autoritaire de NapolĂ©on Ier et de NapolĂ©on III, le saint-simonisme, les rĂ©formateurs Ă©tatistes de la fin de la TroisiĂšme RĂ©publique et de Vichy, les hauts fonctionnaires des Trente Glorieuses, puis de l’Âge nĂ©olibĂ©ral[5].

Or, la constante de cette orientation politique a toujours Ă©tĂ© une sourde dĂ©fiance Ă  l’encontre de la dĂ©mocratie et du peuple, postulĂ© incapable de comprendre le sens de l’Histoire, la nĂ©cessitĂ© des rĂ©formes, les bienfaits de l’accumulation primitive de capital. Des Gaulois rĂ©fractaires, vous dis-je ! Sans que l’on sache trop s’il connaĂźt l’origine et la signification historique de cette expression, Emmanuel Macron se rĂ©clame explicitement de l’ « extrĂȘme centre ».

Cela ne le prĂ©dispose pas Ă  jouer la dĂ©mocratie contre la montĂ©e Ă©lectorale de l’extrĂȘme droite qu’il prĂ©tend pourtant endiguer en appliquant son programme, Ă  la façon d’un Viktor OrbĂĄn. Cela risque mĂȘme de l’installer mĂ©caniquement dans la position du chancelier BrĂŒning, gouvernant par dĂ©cret l’« économie saine » avant d’ĂȘtre balayĂ© par le national-socialisme. Le recours immodĂ©rĂ© aux ordonnances, aux dĂ©crets et au 49.3 participe de cette pesanteur.

D’ores et dĂ©jĂ  Emmanuel Macron, tout jupitĂ©rien qu’il soit, entĂ©rine l’instauration d’une forme d’Etat corporatiste au sein duquel la Police et la FNSEA ont pris le contrĂŽle, respectivement, du maintien de l’ordre et de l’agriculture, dans une perspective de dĂ©fense d’intĂ©rĂȘts catĂ©goriels, dĂ©connectĂ©e de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Il est de plus en plus patent que l’armĂ©e prend le chemin de cette autonomisation, notamment dans le cadre du Conseil de dĂ©fense, entitĂ© non constitutionnelle qu’avait mise en place François Mitterrand pour contourner le contrĂŽle parlementaire et la rĂ©ticence de son ministre de la DĂ©fense, Pierre Joxe, vis-Ă -vis de l’intervention militaire de la France au Rwanda.

De maniĂšre gĂ©nĂ©rale la conjonction de l’absence de majoritĂ© parlementaire, du libĂ©ralisme Ă©conomique et du mĂ©pris de l’administration, qualifiĂ©e d’ « État profond », a conduit Ă  la systĂ©matisation d’un gouvernement camĂ©ral, par conseils, dĂ©sormais plus souvent privĂ©s que publics, dans les diffĂ©rents domaines de la vie de la nation.

##Logique de situation, 2

Un deuxiĂšme facteur est l’instauration Ă  bas bruit, ces derniĂšres dĂ©cennies, d’un État policier sous couvert de lutte contre le terrorisme et contre l’immigration ou de la prĂ©paration des Jeux Olympiques, sous la pression continue de lobbies industriels, et Ă  la faveur du dĂ©veloppement des nouvelles technologies numĂ©riques.

Depuis vingt-cinq ans les lois liberticides se sont multipliĂ©es, la plupart des dispositions prises sous l’état d’urgence ont Ă©tĂ© ensuite introduites dans le droit ordinaire, et la numĂ©risation du contrĂŽle de nos vies privĂ©es ou professionnelles s’est amplifiĂ©e de maniĂšre exponentielle. Un habitus policier s’est imposé : Ă  la population, singuliĂšrement celle des banlieues populaires, mais aussi au gouvernement dont les ministres de l’IntĂ©rieur successifs ne sont plus que les reprĂ©sentants des syndicats policiers dans l’arĂšne politique.

Le plus grave a trait non seulement Ă  l’impuissance des organisations ou des institutions publiques en charge de la dĂ©fense des libertĂ©s, mais aussi et surtout Ă  l’indiffĂ©rence ou l’inconscience des citoyens, en dĂ©pit des avertissements de personnalitĂ©s souvent issues de la droite, telles que l’écrivain François Sureau, pourtant proche d’Emmanuel Macron, ou l’ancien DĂ©fenseur des droits, le chiraquien Jacques Toubon. Le consumĂ©risme niais a dĂ©sactivĂ© la conscience politique critique, et les libertĂ©s sont allĂšgrement sacrifiĂ©es sur l’autel du dernier modĂšle de l’iPhone.

Nous n’en prendrons qu’un exemple, tirĂ© de la vie quotidienne. La gĂ©nĂ©ralisation des contrĂŽles routiers automatiques, par radar et vidĂ©osurveillance, a privĂ© l’automobiliste de toute possibilitĂ© effective de contestation de son Ă©ventuelle verbalisation, y compris lorsque son identitĂ© a Ă©tĂ© usurpĂ©e ou lorsque la signalisation est dĂ©fectueuse : tout simplement parce que l’agent administratif saisi de la rĂ©clamation ne peut y passer que quelques minutes, sans prendre connaissance du fond, et se contente donc de la rejeter, politique du chiffre oblige.

La France a Ă©tĂ© condamnĂ©e par la justice europĂ©enne, mais ne donne pas suite[6]. Demain les contrĂŽles de la foule, puis des individus, par les technologies de l’intelligence artificielle, de la reconnaissance faciale et de la biomĂ©trie, dont le loup a Ă©tĂ© introduit dans la bergerie des Jeux Olympiques – comme en Chine –, livrera tout un chacun Ă  l’arbitraire algorithmique de la Police.

Dans cette dĂ©mission gĂ©nĂ©rale il n’est plus guĂšre de personnes pour s’indigner de l’absence de tout juriste constitutionnaliste au sein du Conseil constitutionnel, par exemple, ou encore des crimes quotidiens contre l’humanitĂ© dont se rend coupable la France, au mĂȘme titre que le reste de l’Union europĂ©enne, dans sa lutte contre l’immigration – laquelle provoque la mort, chaque annĂ©e, de plusieurs milliers d’individus. Un ministre de l’IntĂ©rieur peut mĂȘme benoitement annoncer qu’il n’appliquera pas les dĂ©cisions de justice du Conseil d’État ou de la Cour europĂ©enne des droits de l’Homme et ĂȘtre reconduit dans ses fonctions.

Sans crainte du ridicule, un garde des Sceaux, pĂ©naliste rĂ©putĂ©, peut ĂȘtre blanchi par la Cour de justice de la RĂ©publique du chef d’accusation de prise illĂ©gale d’intĂ©rĂȘts au prĂ©texte qu’il n’avait pas compris le conflit desdits dans lequel il se trouvait. Un secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de l’ÉlysĂ©e, mis en examen, peut, sans sourciller, annoncer la composition d’un gouvernement dans lequel figure une ministre de la Culture elle-mĂȘme mise en examen.

Nous sommes bien dans le gouvernement du grotesque, propice Ă  la tyrannie. L’État de droit – sans mĂȘme parler de la RĂ©publique « exemplaire » que revendiquait Emmanuel Macron – n’est plus qu’un trompe-l’Ɠil qui ne parvient pas Ă  faire oublier les dizaines de manifestants ou de simples passants mutilĂ©s par la rĂ©pression policiĂšre et l’usage d’armes lĂ©tales indignes d’une dĂ©mocratie, violence institutionnelle qui vaut Ă  la France des remontrances rĂ©pĂ©tĂ©es de la part des Nations unies et des institutions europĂ©ennes.

Autrement dit, sur plusieurs dĂ©cennies, les gouvernements successifs, qu’ils soient de gauche, de droite ou d’ « en mĂȘme temps », ont mis en place un arsenal lĂ©gislatif, rĂ©glementaire et coutumier qui donnera au Rassemblement national les clefs d’un État autoritaire contre lequel la sociĂ©tĂ© française n’a plus guĂšre de dĂ©fense immunitaire.

##Logique de situation, 3

Le troisiĂšme facteur qui menace insidieusement la RĂ©publique française est la mise en place d’un systĂšme de dĂ©sinformation aux mains de l’extrĂȘme droite et de la droite traditionaliste, plus ou moins religieuse et identitariste, que relayent dans l’opinion les rĂ©seaux sociaux, parfois infĂ©odĂ©s Ă  des rĂ©gimes rĂ©volutionnaires conservateurs Ă©trangers, tels que celui de Vladimir Poutine.

Se diffusent de la sorte, dans les veines de la sociĂ©tĂ© française, les « minuscules doses d’arsenic » d’une novlangue dont un Victor Klemperer a magistralement dĂ©montrĂ© l’efficace au sujet du TroisiĂšme Reich[7]. Non seulement Emmanuel Macron – pas plus, cela va sans dire, que Les RĂ©publicains, dĂ©sormais acquis Ă  cette vision du monde – ne s’y oppose pas, en dĂ©pit de son animositĂ© personnelle Ă  l’encontre de Vincent BollorĂ©, mais il encourage ses ministres Ă  investir ces mĂ©dias, c’est-Ă -dire Ă  en reprendre les codes de langage et le style culturel qui deviendra vite un « style de domination »[8] quand le Rassemblement national parviendra au pouvoir.

DĂšs maintenant cette adoption de la langue de l’identitarisme xĂ©nophobe se traduit en termes lĂ©gislatifs, comme on l’a vu avec le vote et la promulgation de la loi contre l’immigration qui certes a Ă©tĂ© en partie censurĂ©e, mais non pour des raisons de fond, plutĂŽt parce qu’elle comportait des « cavaliers lĂ©gislatifs ». Chose plus grave, elle est en adĂ©quation avec la pensĂ©e profonde du chef de l’État dont les choix sĂ©mantiques trahissent son adhĂ©sion Ă  un imaginaire certes libĂ©ral et global – celui d’une « économie saine » – mais aussi autoritaire et bien franchouillard, celui d’un « État fort ».

La recherche de Damon Mayaffre, spĂ©cialiste au CNRS de linguistique informatique, est riche d’enseignements de ce point de vue. Elle dĂ©montre qu’Emmanuel Macron recourt de maniĂšre presque obsessionnelle au « r- à l’initiale », c’est-Ă -dire en dĂ©but de mot : Retrouver, Recouvrer, Refonder, Restaurer, Reconstruire, RĂ©armer, etc. C’est au fil de ce penchant qu’il rebaptise Renaissance son mouvement En marche, qu’il crĂ©e un Conseil national de la refondation, qu’il institue un ministĂšre de la RĂ©invention dĂ©mocratique.

Ce vocabulaire donne une orientation particuliĂšre au r- à l’initiale de son dĂ©sir de RĂ©volution ou de Renaissance qui ne peut plus guĂšre cacher ses « affinitĂ©s Ă©lectives » (Max Weber) avec la « renaissance » ou la « rĂ©volution nationale » de Philippe PĂ©tain, lui aussi tiraillĂ© entre une sensibilitĂ© purement rĂ©actionnaire et des vellĂ©itĂ©s d’ « Homme nouveau » qu’incarnaient une partie de ses soutiens ou de ses alliĂ©s, souvent issus du catholicisme, et que l’on retrouvera parfois dans la rĂ©organisation du patronat français au cours des Trente Glorieuses[9].

Il est d’ailleurs rĂ©vĂ©lateur qu’Emmanuel Macron ait rabrouĂ© sa PremiĂšre ministre Élisabeth Borne lorsque celle-ci condamna toute indulgence idĂ©ologique Ă  l’égard de Philippe PĂ©tain. Consciemment ou non, il reprend Ă  son compte le vieux rĂȘve de rĂ©conciliation – encore un r- à l’initiale – entre de Gaulle et PĂ©tain que caressa longtemps l’extrĂȘme droite et qu’a rĂ©veillĂ© Éric Zemmour pendant sa campagne prĂ©sidentielle de 2022. Mais, « en mĂȘme temps », son rĂ©pertoire est martial, dans le domaine de la sĂ©curitĂ©, de l’économie, de la santĂ©, de la dĂ©mographie.

Il est donc potentiellement compatible avec la thĂ©matique de la « guerre culturelle », le grand cheval de bataille des rĂ©volutionnaires conservateurs urbi et orbi qu’il a enfourchĂ© sans vergogne (ou invitĂ© sa garde rapprochĂ©e Ă  enfourcher) en 2020 pour dĂ©noncer le « wokisme », le « sĂ©paratisme », le « grand effacement », la « dĂ©civilisation » et autres Ă©noncĂ©s chers Ă  la Nouvelle Droite qui a su les instiller dans le dĂ©bat public depuis la fin des annĂ©es 1970 au point de les rendre hĂ©gĂ©moniques[10].

##Logique de situation, 4

Un quatriĂšme facteur intervient dans la dĂ©rive de la dĂ©mocratie française, d’autant plus redoutable qu’il se pare des vertus de la dĂ©centralisation. Cette derniĂšre peut donner naissance Ă  des bonapartismes locaux, un « style de domination » dont Georges FrĂȘche a Ă©tĂ© pionnier, Ă  Montpellier, mais qu’illustrent aujourd’hui, d’un cĂŽtĂ© et de l’autre de l’échiquier politique, un Laurent Wauquiez, une Anne Hidalgo ou une ValĂ©rie PĂ©cresse.

Lorsque l’orientation idĂ©ologique du CĂ©sar local s’y prĂȘte, il y a lĂ  un potentiel rĂ©volutionnaire conservateur que l’on ne doit pas nĂ©gliger : parce qu’il est susceptible de s’actualiser dans des territoires oĂč prĂ©vaut un rĂ©gime de presse unique, sans contre-pouvoir mĂ©diatique, du fait du monopole dont jouissent les quotidiens rĂ©gionaux ; parce que les collectivitĂ©s locales, les associations, les institutions universitaires sont tributaires des subventions du conseil rĂ©gional, voire du prĂ©sident ou de la prĂ©sidente en personne ; parce que prĂ©vaut dans l’ensemble du territoire national une sourde dĂ©fiance Ă  l’encontre du « parisianisme », c’est-Ă -dire, souvent, des Ă©lites intellectuelles critiques.

Il sera sans doute difficile Ă  un Laurent Wauquiez d’obtenir la suppression de l’enseignement de la sociologie dans la rĂ©gion Auvergne-RhĂŽne-Alpes, comme est parvenu Ă  le faire son homologue de Floride, mais nous le voyons dĂ©jĂ  faire un usage trĂšs discrĂ©tionnaire des subventions dans le domaine culturel, couper le financement rĂ©gional de Sciences Po Grenoble suspectĂ© d’islamo-gauchisme, exiger avec succĂšs l’annulation d’un colloque universitaire sur la Palestine Ă  Lyon.

PlacĂ©s sous la coupe de la Place Beauvau et de l’ÉlysĂ©e, les prĂ©fets ne sont pas les meilleurs remparts de la dĂ©fense de l’État de droit au niveau rĂ©gional dĂšs lors que l’ExĂ©cutif prend avec celui-ci des libertĂ©s croissantes Ă  l’échelle nationale. Durant la pandĂ©mie de Covid-19 l’on a ainsi vu les uns et les autres marcher main dans la main pour imposer l’un des confinements les plus sĂ©vĂšres et policiers de l’Europe, le ministĂšre de l’IntĂ©rieur invitant, le 20 mars 2020, les maires et les prĂ©fets Ă  utiliser la « totalitĂ© de leurs pouvoirs de police » pour durcir les mesures nationales, Ă  l’image du maire de Nice qui venait de dĂ©crĂ©ter un couvre-feu en sus des restrictions apportĂ©es par Paris Ă  la circulation des personnes. 210 municipalitĂ©s se sont prĂȘtĂ©es de leur propre grĂ© Ă  la manƓuvre.

Par ailleurs prĂ©fets et maires ont rivalisĂ© de zĂšle pour interdire l’accĂšs Ă  des espaces verts ou sauvages, tels que forĂȘts, plages et montagnes, dans une logique plus punitive que sanitaire, et au risque d’aggraver le coĂ»t mental du grand enfermement dont nous n’avons peut-ĂȘtre pas encore pris toute la mesure.

Le bonapartisme local rend d’autant plus menaçant l’amendement de la loi visant Ă  renforcer la sĂ©curitĂ© et la protection des Ă©lus, adoptĂ© le 7 fĂ©vrier par le Parlement, et qui fait bĂ©nĂ©ficier tout « titulaire d’un mandat Ă©lectif public ou candidat Ă  un tel mandat » d’un dĂ©lai de prescription d’un an pour porter plainte en cas de diffamation ou d’injure publique (au lieu de trois mois actuellement).

La porte est ouverte Ă  la multiplication des procĂ©dures bĂąillons Ă  l’initiative des Ă©diles. Les organisations syndicales des journalistes y voient une Ă©pĂ©e de DamoclĂšs pesant sur les rĂ©dactions et les Ă©diteurs de presse alors qu’« énormĂ©ment de maires ou de prĂ©sidents de conseil rĂ©gional mettent dĂ©jĂ  une pression de dingue sur la presse quotidienne rĂ©gionale », selon Christophe Bigot, prĂ©sident de l’Association des avocats praticiens du droit de la presse : « Sous le couvert de lutte contre la haine qui se dĂ©verse sur les rĂ©seaux sociaux, objectif lĂ©gitime dans nos sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques, c’est toute la critique de l’action des Ă©lus qui est concernĂ©e »[11].

##Logique de situation, 5

Enfin il faut souligner que ces logiques de situation sont connectĂ©es Ă  celles, du mĂȘme ordre, qui prĂ©valent Ă  l’étranger. Sur notre continent, bien sĂ»r, et d’autant plus que les libĂ©raux ou les sociaux-dĂ©mocrates n’ont pas le monopole de l’idĂ©e europĂ©enne, comme persistent Ă  le croire les bons esprits. L’extrĂȘme droite ou la droite identitaristes ont elles aussi une conception plus ou moins partagĂ©e de l’Europe, en dĂ©pit des divisions de ces courants au Parlement de Strasbourg.

Tant et si bien que nous voyons maintenant Emmanuel Macron et Marine Le Pen rivaliser en amabilitĂ©s Ă  l’endroit de Giorgia Meloni ou de Viktor OrbĂĄn. Une part apprĂ©ciable de l’échiquier politique, Ă  l’extrĂȘme droite mais aussi Ă  la gauche de la gauche – notamment, chez les Insoumis – affiche une certaine sympathie pour Vladimir Poutine, nonobstant son invasion de l’Ukraine. La France, de concert avec l’Italie et la Commission de l’Union europĂ©enne, flatte et finance l’erratique prĂ©sident KaĂŻs SaĂŻed, hĂ©raut de la rĂ©volution conservatrice tunisienne, complotiste et antisĂ©mite, mais dont on escompte, bien naĂŻvement, l’intercession dans l’endiguement de l’émigration africaine.

Un calcul infĂąme qui prĂ©side dĂ©jĂ  aux relations de l’Europe avec les milices criminelles de Libye et le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan en Turquie. Emmanuel Macron a fait du pogromeur Narendra Modi l’invitĂ© d’honneur de la cĂ©lĂ©bration du 14 juillet 2023 et a acceptĂ© d’ĂȘtre le sien pour la fĂȘte nationale indienne – Joe Biden ayant dĂ©clinĂ© ce privilĂšge douteux – alors que l’inauguration du trĂšs contestĂ© temple de Ram, Ă  Ayodhya, lançait la campagne Ă©lectorale sur les rails outranciĂšrement identitaristes et antimusulmans de l’hindutva.

Bien que la droite traditionaliste française soit plutĂŽt catholique et relativement Ă©trangĂšre Ă  l’univers charismatique de la Religious Right étatsunienne et que les questions de mƓurs n’aient pas la mĂȘme acuitĂ© dans l’Hexagone qu’en AmĂ©rique, la victoire Ă©lectorale de Donald Trump donnera(it) un coup de fouet Ă  la rĂ©volution conservatrice qui s’est enclenchĂ©e en France et dont Emmanuel Macron est devenu nolens volens le fourrier. On sait combien les rĂ©seaux d’influence liĂ©s Ă  l’alt-right sont trĂšs actifs en Europe, Ă  partir de Budapest, Bruxelles et Rome, mĂȘme si Steve Bannon n’y a pas rencontrĂ© tous les succĂšs qu’il escomptait. Ses techniques et son style de communication font en tout cas florĂšs et empoisonnent dĂ©sormais la dĂ©mocratie française d’un jet continu de « minuscules doses d’arsenic ».

Enfin, dans la lĂ©gitime Ă©motion qu’ont suscitĂ©e l’offensive du Hamas, le 7 octobre, et les crimes contre l’humanitĂ© auxquels elle a donnĂ© lieu, les relais de la droite et de l’extrĂȘme-droite israĂ©liennes dans l’Hexagone ont intensifiĂ© leur pression idĂ©ologique et sont largement parvenus Ă  neutraliser toute rĂ©flexion indĂ©pendante, notamment universitaire, sur la fuite en avant « illibĂ©rale » de Benjamin Netanyahou, sur sa compromission avec le suprĂ©macisme juif et sur la question palestinienne, en assimilant la critique du gouvernement de Tel Aviv/JĂ©rusalem Ă  l’antisionisme et Ă  l’antisĂ©mitisme, non sans bĂ©nĂ©ficier de l’appui d’Emmanuel Macron dont les ministres et les prĂ©fets ont pris diffĂ©rentes mesures rĂšglementaires et policiĂšres pour Ă©touffer le dĂ©bat, quitte Ă  mettre un peu plus en pĂ©ril la libertĂ© scientifique.

Agissant comme de vĂ©ritables milices numĂ©riques, des groupes comme la « Brigade juive » (rĂ©cemment rebaptisĂ©e « Dragons cĂ©lestes »), « Swords of Salomon » ou « AmIsraĂ«l-Team Action » pratiquent le doxing à l’encontre de militants, de journalistes, d’élus, d’avocats jugĂ©s pro-Palestiniens en publiant leurs coordonnĂ©es personnelles sur les rĂ©seaux sociaux pour dĂ©clencher une campagne de harcĂšlement tĂ©lĂ©phonique contre eux et leurs proches. Une chercheuse comme Florence Bergeaud-Blackler ne rĂ©pugne pas Ă  s’associer Ă  ce genre de procĂ©dĂ©s en taxant dans ses derniers Ă©crits de « frĂ©ristes » (c’est-Ă -dire de « FrĂšres musulmans » ou de soutiens de ceux-ci) tels ou tels de ses collĂšgues ou diverses personnalitĂ©s[12].

##L’enchaünement des bifurcations

Encore une fois ce serait mal lire cet article que d’en rĂ©duire l’analyse au seul niveau de l’intentionnalitĂ© des acteurs et de la cohĂ©rence de leurs politiques publiques. L’essentiel tient aux effets d’enchaĂźnements, souvent involontaires, voire non pensĂ©s, Ă  l’enfilement de bifurcations parfois anodines dont l’historien Philippe Burrin a dĂ©gagĂ© l’importance dans les itinĂ©raires personnels des parties prenantes des rĂ©volutions conservatrices de l’entre-deux-guerres et de la collaboration avec l’occupant nazi[13]. Les circonstances dans lesquelles s’effectuent ces choix et ces glissements sont frĂ©quemment contingentes, tantĂŽt dramatiques tantĂŽt banales.

De ce point de vue la pandĂ©mie de la Covid-19, la prĂ©paration des Jeux Olympiques de 2024, l’acceptation implicite et progressive de la numĂ©risation du monde sans qu’aucune protection rĂ©elle des libertĂ©s publiques ne soit mise en Ɠuvre, sa marchandisation effrĂ©nĂ©e et la privatisation de l’espace public qui s’en suit apparaĂźtront sans doute aux historiens comme autant d’antichambres de l’État autoritaire qu’érigera le Rassemblement national en 2027, sinon avant en cas d’effondrement des institutions.

On ne pourra comprendre ce basculement de la France, « patrie des droits de l’Homme », dans la rĂ©volution conservatrice que si l’on voit comment celle-ci rĂ©pond, lĂ  comme ailleurs, au ressentiment – le grand carburant Ă©motionnel de ce genre de rĂ©gimes[14] – d’une partie croissante de la population. Ressentiment que nourrissent l’accroissement, de plus en plus indĂ©cent, des inĂ©galitĂ©s, le dĂ©clin Ă©conomique des classes moyennes, l’assombrissement de l’avenir ; l’impression du dĂ©classement de la France et plus largement de l’Europe ou du monde occidental face Ă  la montĂ©e de la Chine ; la nostalgie confuse de la « perte de l’Empire », de rose coloriĂ© sur les cartes des Ă©coles communales qu’ont encore frĂ©quentĂ©es les vieilles gĂ©nĂ©rations ; ou encore le traumatisme de la guerre d’AlgĂ©rie que des dizaines de milliers d’appelĂ©s et de rapatriĂ©s ont inoculĂ© dans les provinces faute de reconnaissance publique des faits, pudiquement qualifiĂ©s d’ « évĂ©nements ».

Et aussi colĂšre rentrĂ©e – traduction plus fidĂšle du der Groll de Max Scheler que le terme de ressentiment[15] – Ă  l’encontre des technocrates, des intellos et des bobos de Paris, une colĂšre dont les Bonnets rouges, en 2013, les Gilets jaunes, en 2018, et les paysans, en janvier 2024, ont Ă©tĂ© la pointe acĂ©rĂ©e, mais que nombre d’observateurs disent sentir frĂ©mir dans les profondeurs du pays et que met en forme Ă©lectorale le Rassemblement national.

Autant de malheurs, autant d’iniquitĂ©s dont on impute la responsabilitĂ© Ă  l’Autre, fĂ»t-il de l’intĂ©rieur : l’étranger, l’immigrĂ©, le rĂ©fugiĂ©. La corde est usĂ©e, mais elle sert encore. La similitude avec la fin du XIXe siĂšcle et l’entre-deux guerres est troublante, et elle n’a rien de rassurant. Seul le visage de l’Idiot utile de service a changé : hier le Juif, le Rital, le Polak, le Chinois ou l’Asian ; aujourd’hui l’Arabe, le Musulman, le Noir et Ă  nouveau le Juif, supposĂ© tirer les ficelles du capitalisme financier dĂ©bridĂ© et, bien sĂ»r, du massacre de masse de Gaza, sans oublier le 11 Septembre et, pourquoi pas, les atrocitĂ©s de l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, dans lesquelles d’aucuns reconnaissent sans trop de difficultĂ©s la main du Mossad.

Vue sous ces angles, la rĂ©volution conservatrice qui est en marche en France est banale, Ă  l’aune de ce qu’il se passe dans le reste du monde. Y compris en ce qu’elle accompagne le passage d’un monde d’empires, gouvernant ses possessions par le truchement de la diversitĂ© ethnique et religieuse, Ă  un monde d’États-nations dont la domination est centralisatrice et unificatrice et dont la dĂ©finition de la citoyennetĂ© est d’orientation ethno-religieuse, au prix de l’assimilation coercitive, voire de la purification ethnique[16].

La transformation de l’idĂ©e laĂŻque, instituant la sĂ©paration de la religion et de l’État et la neutralitĂ© de celui-ci par rapport Ă  celle-lĂ , en laĂŻcitĂ© comme nouvelle religion nationale participe de cette logique de situation[17]. L’arrogance universaliste de la Grande Nation ne changera rien Ă  sa commensurabilitĂ© avec la Russie de Poutine, l’Inde de Modi, la Turquie d’Erdoğan ou la Hongrie d’OrbĂĄn, sans mĂȘme parler de l’AmĂ©rique de Trump.

##La responsabilité de Jupiter

Les partisans d’Emmanuel Macron en tirent la conclusion que celui-ci ne peut ĂȘtre tenu pour responsable d’une montĂ©e de l’identitarisme qui frappe l’ensemble du monde. À ce plaidoyer pro domo j’oppose plusieurs objections. Les unes relĂšvent de la trivialitĂ© du jeu politique. Pour garantir sa rĂ©Ă©lection en 2022 Emmanuel Macron a conclu un pacte faustien avec Nicolas Sarkozy, tenant de la « laĂŻcitĂ© positive » et de l’ « identitĂ© nationale » Ă  laquelle il avait dĂ©diĂ© un ministĂšre en charge Ă©galement de l’immigration pour que les choses soient bien claires, et auteur de l’ignoble discours de Grenoble en 2010.

Avec la mĂȘme intention Emmanuel Macron a lancĂ©, en 2020, une campagne de rectification idĂ©ologique contre les Ă©tudes de genre, les Ă©tudes postcoloniales, le wokisme Ă  laquelle il a attelĂ© son Premier ministre Jean Castex, son ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer et sa ministre de l’Enseignement supĂ©rieur FrĂ©dĂ©rique Vidal, sans rĂ©pugner Ă  entonner la ritournelle de la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist.

Entre exaltation du Mont-Saint-Michel comme « emblĂšme de l’universalisme français », participation Ă  la messe du Pape François Ă  Marseille, cĂ©lĂ©bration de la fĂȘte juive d’Hanoukka dans l’enceinte de l’ÉlysĂ©e et complaisance extrĂȘme Ă  l’égard de l’enseignement privĂ© catholique sous contrat avec l’État, de facto exonĂ©rĂ© de ses obligations lĂ©gales en matiĂšre de respect de la libertĂ© religieuse et philosophique de ses Ă©lĂšves, il s’est dĂ©finitivement affranchi, en 2023, de l’idĂ©e laĂŻque dans l’espoir de contenter Sa MajestĂ© mĂ©diatique Vincent BollorĂ© et l’électorat de la droite traditionaliste ou extrĂȘme.

La compromission avec cette derniĂšre est donc allĂ©e jusqu’au vote de la loi scĂ©lĂ©rate contre l’immigration, non sans reprendre les Ă©lĂ©ments de langage du Rassemblement national ou de ReconquĂȘte ! sous forme de couper/coller. Elle se poursuit sous nos yeux avec la volontĂ© d’abroger le droit du sol Ă  Mayotte et l’indivisibilitĂ© de la RĂ©publique.

Sous la loupe des historiens la responsabilitĂ© personnelle d’Emmanuel Macron dans l’accession au pouvoir du Rassemblement national sera sans nul doute Ă©crasante. Et d’autant plus Ă©vidente qu’au fond il adhĂšre sans doute largement, dans son intimitĂ©, sinon aux idĂ©es de celui-ci, du moins Ă  sa conception de la nation et de l’histoire françaises, ainsi qu’il l’a laissĂ© poindre dĂšs sa premiĂšre campagne prĂ©sidentielle. On ne poursuit pas sans dommages ses Ă©tudes secondaires dans l’enseignement catholique


NĂ©anmoins, les « affinitĂ©s Ă©lectives » du macronisme avec la rĂ©volution conservatrice sont plus profondes que l’écume du petit jeu politicien ou des alĂ©as biographiques. Entre les deux guerres, les rĂ©volutions conservatrices, dans leurs diffĂ©rents avatars – fasciste, national-socialiste, kĂ©maliste, stalinien, etc. – avaient affaire avec le traumatisme de la guerre, de la dĂ©faite (ou de la « victoire mutilĂ©e » dans le cas de l’Italie) et de la terrible pauvretĂ© qui s’en Ă©tait suivie. Nous n’en sommes pas (encore ?) lĂ .

En revanche nous retrouvons dans notre Ă©poque immĂ©diatement contemporaine deux autres ingrĂ©dients des rĂ©volutions conservatrices de l’entre-deux guerres. D’une part, les logiques de « masse », dont un Elias Canetti avait eu une profonde intuition, sous les visages de la « sociĂ©tĂ© de masse » de l’industrialisation, de l’urbanisation et des mass media, de la « guerre totale », des pandĂ©mies – Ă  commencer par celle de la grippe dite espagnole qui causa la mort de plus de personnes que la PremiĂšre Guerre mondiale[18].

D’autre part, la mise en concurrence gĂ©nĂ©ralisĂ©e des individus, dans le cadre d’un capitalisme et d’un État de plus en plus abstraits et propices aux explications complotistes de la marche du monde, selon les hypothĂšses respectives de Max Scheler et de Luc Boltanski[19].

Or, la politique d’Emmanuel Macron est liĂ©e Ă  ces deux phĂ©nomĂšnes. Il promeut un capitalisme financier qui se confond avec sa numĂ©risation croissante, formidable accĂ©lĂ©rateur des effets de masse, en particulier par le biais des rĂ©seaux bien peu sociaux, et met en concurrence exacerbĂ©e les individus, non sans Ă©riger le burn-out en maladie professionnelle du siĂšcle. Il confie le gouvernement de la citĂ© – et l’avenir des adolescents, par le biais de Parcoursup – Ă  des algorithmes ĂŽ combien abstraits et Ă©nigmatiques pour le commun des mortels. Il assume sans scrupules l’ « ubĂ©risation » du marchĂ© de l’emploi et le dĂ©mantĂšlement de l’État-providence en acceptant d’accroĂźtre le sentiment d’incertitude et de dĂ©classement de la majeure partie de la population, classes moyennes comprises.

En outre, la contingence de l’histoire a voulu qu’il ait dĂ» faire face Ă  la pandĂ©mie de la Covid-19. Un dĂ©fi qu’il a relevĂ© en mettant en scĂšne, sur le mode martial qu’il affectionne, une guerre totale contre la maladie, menĂ©e dans l’enceinte camĂ©rale et aconstitutionnelle du Conseil de dĂ©fense et du Conseil scientifique, et en imposant au pays une « expĂ©rience d’obĂ©issance de masse » [20], un rĂ©gime de soupçon gĂ©nĂ©ralisĂ© Ă  l’encontre des citoyens Ă  partir de la procĂ©dure de l’ « attestation » (et de son Ă©ventuel contournement frauduleux, systĂ©matiquement suspectĂ© par les forces de l’ordre), l’obligation de la vaccination, le fichage et la traque de la population, tout cela bien au-delĂ  des seules nĂ©cessitĂ©s sanitaires.

Trop souvent le dĂ©bat – et la polĂ©mique – autour de la dĂ©rive « illibĂ©rale » de la France est rĂ©duite Ă  la seule figure, honnie ou (de moins en moins) apprĂ©ciĂ©e, du prĂ©sident de la RĂ©publique. Quelle que soit l’hybris jupitĂ©rienne ou vulcanienne de ce dernier, son action s’inscrit dans un jeu de forces, Ă  la fois synchronique et diachronique, dont il est souvent le simple jouet. Il est plus important de rĂ©flĂ©chir Ă  des enchaĂźnements complexes de circonstances contingentes et hĂ©tĂ©rogĂšnes qui enclenchent, dans des situations historiques concrĂštes, de nouvelles configurations : ce que j’ai nommĂ© des « moments d’historicité ».

Il n’a pas Ă©tĂ© suffisamment relevĂ©, par exemple, que les Ă©meutiers de juin 2023 ont Ă©tĂ© des enfants de la Covid qui ont vĂ©cu, Ă  un Ăąge compliquĂ© et vulnĂ©rable, les effets dĂ©lĂ©tĂšres d’un confinement policier particuliĂšrement autoritaire dans leurs quartiers populaires, ayant donnĂ© lieu Ă  un sur-contrĂŽle et une sur-verbalisation de la jeunesse, dans des conditions de promiscuitĂ© pĂ©nibles du fait de l’exiguĂŻtĂ© des logements.

Si l’on ajoute Ă  cela le mĂ©pris de classe et la relĂ©gation dont leurs parents ont fait l’objet aprĂšs avoir Ă©tĂ© flattĂ©s et mĂȘme exaltĂ©s par le verbe prĂ©sidentiel pour leur rĂŽle en « premiĂšre ligne » pendant la pandĂ©mie, tous les ingrĂ©dients ont Ă©tĂ© rĂ©unis pour l’explosion de leur colĂšre ou de leur rage qui ont Ă©tĂ© immĂ©diatement criminalisĂ©es, « racialisĂ©es » et rĂ©primĂ©es et ont fourni un argumentaire facile aux tenants de l’ordre et de l’autoritĂ©, sans que la moindre attention soit portĂ©e Ă  la question de l’inĂ©galitĂ© croissante qu’engendrent l’ubĂ©risation de l’économie et le dĂ©mantĂšlement des services publics.

De mĂȘme la pandĂ©mie et le confinement ont accĂ©lĂ©rĂ© la numĂ©risation de la sociĂ©tĂ© en contribuant Ă  sa dĂ©shumanisation et Ă  son abstraction croissantes, propices aux thĂ©ories complotistes, et Ă  son contrĂŽle policier, potentiellement totalitaire. Mais la crise sanitaire de 2020-2021 s’est insĂ©rĂ©e dans le prolongement des politiques nĂ©olibĂ©rales suivies depuis les annĂ©es 1980 et de la surveillance policiĂšre de l’Hexagone que n’ont cessĂ© de reconduire, au fil des dĂ©cennies, l’Occupation allemande, la guerre d’AlgĂ©rie, la lutte contre le communisme et le gauchisme, la chasse aux migrants, les dispositions de la lutte anti-terroriste et de l’état d’urgence, et enfin la « guerre » contre le virus.

La rĂ©volution conservatrice qui est en marche en France, comme dans de nombreux pays, n’est pas un caprice du prince, mais un fait de sociĂ©tĂ© et d’histoire que l’on observe dans l’un des États occidentaux les plus centralisĂ©s et les plus coercitifs en termes de ratio forces de l’ordre/population, de contrĂŽles d’identitĂ© et de violences policiĂšres, et dans lequel le pluralisme de la presse n’est plus de mise sur une bonne partie de son territoire. C’est ce qui la rend d’autant plus inquiĂ©tante.

Neuf ans aprĂšs une premiĂšre tentative de rĂ©introduction dans le code pĂ©nal de la dĂ©chĂ©ance de nationalitĂ©, la RĂ©publique française renoue avec l’État français de Vichy en s’attaquant maintenant au droit du sol, hĂ©ritage de 1789, pour donner satisfaction Ă  l’électorat de l’extrĂȘme droite et valider la « victoire idĂ©ologique » de cette derniĂšre. Comme dans les pages les plus sombres de notre histoire l’étranger et les colonies fournissent Ă  nouveau le banc d’essai de l’autoritarisme xĂ©nophobe et raciste. Plus qu’un symptĂŽme, des retrouvailles, une rĂ©surgence. Bref, des « r- à l’initiale », en pagaille.


Jean-François Bayart

POLITISTE, PROFESSEUR À L’IHEID DE GENÈVE TITULAIRE DE LA CHAIRE YVES OLTRAMARE “RELIGION ET POLITIQUE DANS LE MONDE CONTEMPORAIN”