Post croise de https://jlai.lu/post/315726
Suite de Serveur confusion - ep. 04 - GPU
Premier Ă©pisode ici
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Si vous lisez ce texte, laissez-moi vous dire une chose. Je suis encore dans les parages.
Jâai commencĂ© Ă Ă©crire ce journal pour passer le temps et arrĂȘter dâoublier des dĂ©tails de ma vie. Le tout est enregistrĂ© sur un cloud dĂ©centralisĂ©, basĂ© sur une blockchain. GrĂące Ă cette technologie supposĂ©e renversante, le fournisseur du service le vante comme suit :Â
âUn cloud aux donnĂ©es garanties permanentes.â
Jâen ris. Pas aux larmes, mais câest suffisant pour expirer un peu dâair de mon nez. 200 ans et plus de stockage, nâa rien de permanent. Dâailleurs, que ce passera-t-il lorsque tous les ordinateurs nĆud de cette blockchain seront finalement Ă©teintsâŻ? Cela signifiera une chose ou lâautre, la sociĂ©tĂ© telle que je la connais aujourdâhui se sera effondrĂ©e ou ces bĂȘtises technologiques dâun monde 2.0 ne seront finalement plus au gout du jour. Mais je peux seulement vous garantir une chose : je serai encore dans les parages.
Donc si vous lisez ce texte, je vous fĂ©licite. Vous faites maintenant partie dâune Ă©lite incroyable, au pouvoir de craquer une clĂ© dâencryptage sha256 en moins de plusieurs milliards de milliards dâannĂ©es. Jâose imaginer que les ordinateurs quantiques se sont finalement dĂ©mocratisĂ©s alors. Ou thĂ©oriquement, avez-vous rĂ©ussi Ă voler ma clĂ© privĂ©e. Comme si vous ayez Ă©tĂ© en pouvoir de me voler quoi que ce soit. Vous ne pouvez pas le voir, mais je ris en Ă©crivant cela. Je me moque de vous. Je pousse de lâair de mon nez Ă votre dĂ©pit.
Non, autant cela mâennuie de lâadmettre, il y a plus de chances que vous nâexistiez simplement pas. Cela mâattriste un peu, mais je suis presque sĂ»r dâĂ©crire ces lignes pour me dĂ©fouler, et les livrer au silence familiĂšrement bornĂ© du nĂ©ant.
Mais je vais jouer le jeu. Pendant un instant, quoi que vous soyez, vous allez ĂȘtre mon intime confident et mon meilleur ami pour la vie.
Au dĂ©but, on tombe amoureux, on construit une famille. Une fois, deux fois, mĂȘme au bout de dix fois, une autre Ăąme nous touche. Une autre Ă©tincelle jaillit le temps dâun Ă©niĂšme amour. Mais comme pour les guerres, aprĂšs quelques dizaines, soyons rĂ©aliste. Ăa ne fait plus rien.
Je ne mĂ©prise pas les mortels. Mais voyons les choses en face, nous ne sommes plus de la mĂȘme espĂšce. Vous avez dĂ©jĂ interfĂ©rĂ© avec une colonne de fourmis ? Vous avez vu comme elle se reforme ? Et bien lâHumanitĂ© câest pareil. MĂȘme le plus innommable des gĂ©nocides, le Monde oublie aprĂšs quelques dĂ©cennies.
Vos livres ont marquĂ© la naissance de grands mouvements, refait le monde. Vos musiques ont fait marcher des gĂ©nĂ©rations Ă la guerre ou ont rapprochĂ© des peuples qui nâavaient rien en commun. Votre art est beau et unique et vivant, Ă votre image. Or, savez-vous pourquoi la poussiĂšre est toujours grise ? La poussiĂšre aussi est un fourmillement, une plĂ©nitude de vies et de richesses. Alors pourquoi Ă vos yeux câest gris ? Il y a beau y avoir au dĂ©tail tout un monde de peaux mortes, poils de chat et dâhumain, cheveux, particules de nourriture et dâexcrĂ©ments, acariens morts et vivants. Fibres de vĂȘtements, particules de plomb ou de PVC, traces de peinture, de fumĂ©e de cigarette et gaz de voitures. à vos yeux, câest gris. Pourquoi ?
Il sâavĂšre que tous ces Ă©lĂ©ments mis ensemble sont terminalement infinitĂ©simaux. Si bien que la lumiĂšre ne peut interagir correctement avec eux. Lisez si insignifiants, quâils nâont pas de couleur. Vous voyez oĂč je veux en venir. Câest une mĂ©taphore pour dire que votre monde est en noir et blanc, dans un univers dont moi seul voit les couleurs. Et câest pour ça que je mâennuie Ă mourir. Ne tournons pas autour du pot.
Oh, jâĂ©tais comme vous il y a des temps immĂ©moriaux. Je suis nĂ© dâune mĂšre comme vous et jâai grandi, comme vous tous. Nous nâavions pas le chauffage Ă cette Ă©poque. Ni des tennis confectionnĂ©s par des esclaves de lâautre bout du Monde, pour courir confortablement. Pas de fibre de verre pour isoler nos murs, et certainement pas de transports en commun. La vie Ă©tait plus calme, et certainement moins peuplĂ©e, il va sans dire.
Je ne me souviens pas des visages de mes proches, les dĂ©tails sont flous. Mais je me souviens ĂȘtre tombĂ© malade. Nous ne savions pas ce quâĂ©tait un virus a cette Ă©poque, et je ne comprenais pas que la grippe menaçait de mâemporter heure aprĂšs heure. Mes gĂ©niteurs ont pleurĂ© Ă mon chevet. Il se prĂ©paraient Ă me voir partir dans un dĂ©lire fiĂ©vreux.
Mais jâai survĂ©cu. Puis jâai survĂ©cu Ă leur mort. Jâai survĂ©cu Ă la guerre qui a ravagĂ© mon pays natal.Â
Puis jâai survĂ©cu aux autres guerres qui se comptent par centaines. Sâil y a bien une chose que vous aimez, câest la guerre. Fort heureusement, les matchs UFC et les dĂ©bats houleux existent pour vous dĂ©fouler aujourdâhui. Vous nâavez pas idĂ©e.
Câest un bien Ă©vident euphĂ©misme mais : Il va sans dire que je mâennuie.Â
Ă lâĂ©vidence, jâai bien essayĂ© de me divertir de par toutes les activitĂ©s possibles et imaginables. Pour ĂȘtre franc avec vous, jâen ai dâailleurs perdu le compte. Il Ă©tait question de sauver des vies, mettre fin Ă des conflits nationaux. Sensations fortes, saut en parachute. Essayez de sauter dâun avion quand vous ne pouvez pas mourir, vous ! Ăa ne vous procurera pas le moindre frisson, je vous le garantis.
Parfois lâennui monochrome et la solitude mâĂ©treignent et frappent si fort que je me replie sur moi.
Sâensuivent 30 ans,50 ans,70 ans, de rĂ©clusion dans une grotte ou sur un sommet de montagne.
Mais je suis toujours de retour.
Il nâexiste pour moi quâun seul passe-temps. Vous trouverez sans doute le sujet dĂ©licat et je mâamuse de lâhypocrisie. Mais je comprends. Alors comprenez Ă votre tour que mĂȘme la mort tragique dâun ĂȘtre qui vous est cher, quand bien mĂȘme votre monde sâĂ©croule, lâUnivers sâen fout. Et si lâUnivers sâen fout, moi je mâen fous aussi. Un humain est un amas de cellules divisible, un corps en dĂ©crĂ©pitude qui se meut. Dans quelques dĂ©cennies, il nây aura plus de trace de votre passage. Tout le monde est remplaçable ; Ă part moi.
Je suis un junkie dâadrĂ©naline. Ce shoot que mon cerveau reptilien continue de me fournir jusquâĂ aujourdâhui. Rien, vraiment rien ne me distrait comme tuer.
Câest vrai que les premiers siĂšcles de ma vie, câĂ©tait un peu perturbant. Lâempathie frappe et lâon se sent mal Ă lâaise. On se retrouve mĂȘme Ă se confondre en excuse face au regard vitreux du corps qui sâaffaisse. Puis au fur et Ă mesure, on accepte lâĂ©vidence. Vous nâĂȘtes rien de plus que de beaux papillons Ă©phĂ©mĂšres. Tous diffĂ©rents et tous semblables. Ă la lisiĂšre de votre vie, câest Ă -peu-prĂšs continuellement la mĂȘme histoire. Vous suppliez et nĂ©gociez. Puis, vous vous mettez en colĂšre. Et Ă la fin, vous vous rĂ©signez. Ou une autre combinaison du mĂȘme genre. Enfin, vu votre ridicule espĂ©rance de vie, Ă tous, imaginez bien que votre rĂ©action, câest presque du copier-coller.
Mais LĂ©on, je dois avouer quâil est diffĂ©rent.
LĂ©on, câest le premier ami que jâaie eu depuis une Ă©ternitĂ©. LĂ©on quand je lâai menacĂ© avec une arme il a pas cherchĂ© Ă sâenfuir ou me dĂ©sarmer. Il sâest pas mis Ă genoux, il a pas hurlĂ©.
LĂ©on, il sâest mis Ă me raconter des blagues. De bonnes blagues en plus, je sais pas dâoĂč il tient ça, câest incroyable. Il nous arrive encore de nous asseoir parfois et pendant des heures, je ris aux larmes de ses histoires. Il est vraiment unique au monde.
 Â
Or, le temps lui est aussi compté, à mon ami.
Et lorsque je le regarde dormir avec ses cheveux grisonnants, je ne vois rien dâautre que son Ă©chĂ©ance prochaine. Ăa me brise le cĆur. La tristesse et lâurgence de sa courte vie me pĂšsent alors si fort, que je frappe dâun coup sec aux barreaux de sa cage.
Comme Ă chaque fois, il sursautera et sâassoira dans un souffle. La gueule enfarinĂ©e, les yeux rougis et cernĂ©s il regardera dans ma direction. Il regardera vers moi et dira la voix tremblante :
âOK patron, de quoi on veut parler aujourdâhui ?â
Et de cette voix Ă©clatera un petit rire nerveux.