Dans le Puy-de-DĂŽme, la marque dâeau minĂ©rale, propriĂ©tĂ© de Danone, est accusĂ©e de vider les ruisseaux et de tarir les sources. La justice est saisie.
« Lâeau de Volvic est une chance », disait une pub des annĂ©es 2000 (starring ZinĂ©dine Zidane). La multinationale Danone, qui possĂšde la SociĂ©tĂ© des eaux de Volvic (SEV) depuis 1992, mesure Ă quel point elle est vernie. Ă lâĂ©poque de ce cĂ©lĂšbre spot tĂ©lĂ©, elle Ă©tait dĂ©jĂ autorisĂ©e par lâĂtat Ă pomper pas moins dâun milliard et demi de litres dâeau par an dans le sous-sol de cette petite ville du Puy-de-DĂŽme, Ă une quinzaine de kilomĂštres de Clermont-Ferrand. Et depuis, elle a obtenu des rallonges : un arrĂȘtĂ© prĂ©fectoral lui a confĂ©rĂ© le droit dâaspirer 2,8 milliards de litres en 2014, un chiffre Ă peine ramenĂ© Ă 2,5 milliards fin 2021.
Le problĂšme, câest que lâembouteilleur de Volvic â dans le top 5 des plus gros vendeurs, mais loin derriĂšre Cristaline (lire lâĂ©pisode 7, « à Montagnac, le maire balance sa source Ă Â Cristaline ») â semble aujourdâhui ĂȘtre le dernier acteur du coin Ă encore boire Ă sa soif. Car en parallĂšle de cette exploitation massive par la SEV, les habitants de la zone ont constatĂ© depuis au moins la fin des annĂ©es 2010 une baisse drastique du niveau des ruisseaux et des riviĂšres en aval de la source Clairvic, dans laquelle lâentreprise capte, via plusieurs forages, lâeau pour ses bouteilles. En 2017, un propriĂ©taire de Mozac, Ă 5 kilomĂštres de lĂ , lançait lâalerte : la source de son terrain Ă©tait tarie, la roue de son moulin pataugeait dans une triste flaque. Quant aux maraĂźchers, ils disaient peiner Ă produire leurs lĂ©gumes.
En mai, la prĂ©fecture du Puy-de-DĂŽme a imposĂ© des restrictions pour faire face Ă la sĂ©cheresse. La SociĂ©tĂ© des eaux de Volvic nâĂ©tait pas concernĂ©e
Le manque dâeau sâest aggravĂ© depuis, jusquâĂ atteindre lâimpensable dans cette rĂ©gion au nombre de sources exceptionnel : en mai dernier, la prĂ©fecture du Puy-de-DĂŽme a imposĂ©Â des restrictions pour faire face Ă la sĂ©cheresse. Ătaient concernĂ©s les particuliers, les fontaines, les espaces verts publics, toutes les entreprises qui utilisent de lâeau du robinet⊠mais pas lâembouteilleur de Volvic, qui pompe directement dans le sous-sol. La situation a semblĂ© injuste Ă beaucoup de riverains, qui osent depuis poser la question qui fĂąche : et si les milliards de bouteilles en plastique remplies chaque annĂ©e expliquaient le manque dâeau dans la rĂ©gion ?
Tuons le suspense tout de suite : Danone plaide non coupable. Et ceci, pour deux raisons. Dâabord, lâentreprise explique sâapprovisionner dans une nappe liĂ©e aux eaux souterraines â « jusquâĂ Â 100 mĂštres » de profondeur, indique son service de presse â, bien loin des ruisseaux et riviĂšres et mĂȘme du captage dâeau potable du coin. Et surtout, elle le fait juste en aval de ce dernier. Conclusion, les milliards de litres quâelle aspire dans le sous-sol nâont rien Ă voir avec la situation â « les activitĂ©s de Volvic nâont pas dâimpact sur la disponibilitĂ© de la ressource dans les rĂ©seaux dâeau potable du territoire » en langage de service de com.
La Société des eaux de Volvic prélÚve 7 millions de litres par jour en moyenne. Ce qui part dans les bouteilles ne part pas dans les ruisseaux.
Christian Amblard, spécialiste des écosystÚmes aquatiques
Pour plusieurs membres de lâassociation Preva (PrĂ©servation environnement volcans dâAuvergne), ce raisonnement ne tient pas. François-Dominique de LarouziĂšre, gĂ©ologue des systĂšmes volcaniques et directeur scientifique du parc Vulcania, Christian Amblard, directeur de recherche honoraire au CNRS et spĂ©cialiste des micro-organismes vivant dans lâeau, et Denis Chevalier, ancien ingĂ©nieur biologiste, assurent mĂȘme que le lien entre les prĂ©lĂšvements et le manque dâeau est Ă©vident : pour eux, Danone serait en train de vider la baignoire de Volvic par le bas. « La SEV prĂ©lĂšve 7 millions de litres par jour en moyenne. Ce qui part dans les bouteilles ne part pas dans les ruisseaux », tranche Christian Amblard.
Lâentreprise, elle, a un moyen de couper court au dĂ©bat. Elle assure ĂȘtre engagĂ©e « depuis de nombreuses annĂ©es en faveur dâune gestion raisonnĂ©e de la ressource en eau », mais surtout dit faire mieux que respecter la loi et les limites que fixe lâĂtat : « Notre activitĂ© est soumise Ă des autorisations accordĂ©es par les pouvoirs publics qui dĂ©terminent les quantitĂ©s maximales dâeau que nous pouvons prĂ©lever, sur la base de lâanalyse des rĂ©serves disponibles dans lâaquifĂšre. Les quantitĂ©s annuelles, mensuelles et journaliĂšres prĂ©levĂ©es sur nos sources sont toujours en deçà des quantitĂ©s autorisĂ©es par lâarrĂȘtĂ© prĂ©fectoral. » De 15 % environ.
Mais peut-on questionner ces autorisations ? LâĂtat, par la voix de son reprĂ©sentant local, le prĂ©fet du Puy-de-DĂŽme Philippe Chopin, nâa pas rĂ©pondu Ă nos questions. En 2021, devant la commission dâenquĂȘte parlementaire « relative Ă la mainmise sur la ressource en eau par les intĂ©rĂȘts privĂ©s et ses consĂ©quences », le fonctionnaire sâalignait cependant sur la position de lâindustriel : « Les conditions environnementales, et notamment la sĂ©cheresse, ont conduit Ă une baisse de la recharge de lâaquifĂšre sans quâelle puisse ĂȘtre imputĂ©e Ă notre sens aux prĂ©lĂšvements rĂ©alisĂ©s en aval par la SEV. » AprĂšs plusieurs annĂ©es de dĂ©bat, Philippe Chopin a pourtant annoncĂ© le financement par lâĂtat dâune Ă©tude postdoctorale sur « le fonctionnement de lâimpluvium de Volvic », la zone dâinfiltration des eaux de pluie Ă travers les roches et jusquâĂ la nappe, dâune superficie de 38 km2. La restitution de ce travail, prĂ©vue pour la fin de lâannĂ©e 2023, a Ă©tĂ©Â repoussĂ©e de six mois. En attendant, il a Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© dâattendre.
Le spĂ©cialiste des Ă©cosystĂšmes aquatiques Christian Amblard est riverain depuis quarante ans dâun ruisseau jadis trĂšs vivant et qui aujourdâhui dĂ©pĂ©rit. « Des gens y pĂȘchaient des truites, le niveau a commencĂ© Ă baisser il y a quinze ans et, depuis cinq ou six ans, il est quasiment Ă sec. Câest dramatique pour le martin-pĂȘcheur, qui nâa plus rien Ă pĂȘcher, câest dramatique pour les aulnes et les frĂȘnes et pour les espĂšces qui y vivent, comme le loriot. » Il conteste lâhypothĂšse avancĂ©e par Danone et par lâĂtat qui voudrait que la sĂ©cheresse serait liĂ©e Ă un dĂ©ficit des pluies. Un travail rĂ©alisĂ© par MĂ©tĂ©o-France et prĂ©sentĂ© en dĂ©cembre 2020 lors de la premiĂšre rĂ©union â organisĂ©e par la prĂ©fecture â du comitĂ© de transparence sur lâimpluvium de Volvic le confirme : aucune « évolution notable » de la pluviomĂ©trie nâa Ă©tĂ© constatĂ©e localement. Sâil y a toujours autant dâeau qui tombe dans la baignoire mais quâil en ressort toujours moins, serait-ce la seule faute du changement climatique⊠ou parce que quelquâun la siphonne ?
Mon mĂ©tier, câest dâempĂȘcher Danone de nous assĂ©cher. Je ne suis pas la seule victime, mais je suis le seul Ă avoir les moyens de me dĂ©fendre.
Ădouard de FĂ©ligonde, hĂ©ritier dâune pisciculture multicentenaire Ă Malauzat
Denis Chevalier, ingĂ©nieur biologiste Ă la retraite, prĂ©sente un autre argument de poids : chaque arrĂȘt dâactivitĂ© de lâusine serait suivi dâune augmentation des dĂ©bits. Il dĂ©taille : « En novembre 2019, par exemple, la SEV a cessĂ© totalement ses activitĂ©s pour maintenance. Nous avons analysĂ© dans les jours qui ont suivi le dĂ©bit des sources de rĂ©surgence situĂ©es en aval des points de captage de Danone. Quarante-cinq jours exactement aprĂšs lâarrĂȘt des activitĂ©s, nous avons constatĂ© une brutale augmentation de ce dĂ©bit, qui a plus que doublĂ©. » Lâhomme en tire la conclusion suivante : « Si Danone sâarrĂȘte, on retrouvera les valeurs dâantan dans les cours dâeau. »
Ă cette opposition locale composĂ©e de militants Ă©cologistes et de scientifiques motivĂ©s sâajoute un acteur plutĂŽt inattendu : Ădouard de FĂ©ligonde, entrepreneur spĂ©cialisĂ© dans le commerce international longtemps basĂ© Ă Hong Kong et hĂ©ritier dâune pisciculture multicentenaire installĂ©e dans son noble domaine familial de Saint-Genest-lâEnfant, Ă Malauzat, Ă 3 kilomĂštres de Volvic. Il raconte avoir changĂ© de vie depuis que la pisciculture est Ă sec et que ses milliers de poissons y sont morts : « Je me suis rapatriĂ©, je ne travaille plus, je ne suis plus chef dâentreprise. Mon mĂ©tier, câest dâempĂȘcher Danone de nous assĂ©cher. Je ne suis pas la seule victime, mais je suis le seul Ă avoir les moyens de me dĂ©fendre. Je le fais grĂące Ă ce que jâai mis de cĂŽtĂ© dans ma carriĂšre. »
AssistĂ© par plusieurs avocats et deux hydrobiologistes indĂ©pendants, Jean-François Beraud et Robert Durand, Ădouard de FĂ©ligonde est aujourdâhui intarissable sur le dossier. Dans lequel il a relevĂ© plusieurs points Ă©tonnants. Il rappelle dâabord que plusieurs Ă©tudes ont Ă©tĂ© commandĂ©es par Danone pour Ă©valuer lâimpact de ses propres activitĂ©s, en 2002 et en 2012, et quâelles concluaient dĂ©jĂ Ă lâĂ©vidence : les points de captage de Volvic ont un impact sur les sources de la rĂ©gion. Un marqueur appelĂ© « iodure de sodium » a notamment Ă©tĂ© utilisĂ© pour Ă©valuer Ă quelle vitesse celles-ci sont touchĂ©es par ce qui se passe au niveau des puits de la SociĂ©tĂ© des eaux de Volvic. Le mĂȘme chiffre de quarante-cinq jours est ressorti de ces travaux⊠mais a longtemps Ă©tĂ© tenu secret. La thĂšse financĂ©e par Danone qui a abouti Ă ce rĂ©sultat Ă©tait classĂ©e confidentielle jusquâen janvier 2023.
Les cinq forages rĂ©alisĂ©s par Danone depuis 1982 seraient-ils illĂ©gaux ? Câest ce que soutiennent Ădouard de FĂ©ligonde et ses avocats
Par ailleurs, Ădouard de FĂ©ligonde et ses avocats sont convaincus que les cinq forages rĂ©alisĂ©s par Danone depuis 1982 sont illĂ©gaux : une dĂ©claration dâutilitĂ© publique signĂ©e cette annĂ©e-lĂ Â interdit les nouveaux forages Ă Volvic. Selon lâhomme dâaffaires, la solution trouvĂ©e par lâĂtat face Ă cette irrĂ©gularitĂ© nâest pas conforme non plus : « Le prĂ©fet du Puy-de-DĂŽme a signĂ© un arrĂȘtĂ© prĂ©fectoral en 2019 pour rĂ©gulariser rĂ©trospectivement ces forages. Mais qui dit arrĂȘtĂ© prĂ©fectoral dit enquĂȘte publique, or cette enquĂȘte publique nâa pas Ă©tĂ© menĂ©e. Tout cela montre que la compromission entre lâĂtat et Danone est ahurissante. » En procĂ©dure judiciaire contre ladite prĂ©fecture depuis 2018, Ădouard de FĂ©ligonde attend un rapport dâexpertise demandĂ© par le juge du tribunal administratif de Clermont-Ferrand qui doit, elle aussi, Ă©valuer lâimpact des prĂ©lĂšvements de Danone sur les sources. Le propriĂ©taire de la pisciculture est convaincu de la responsabilitĂ© de lâentreprise â « Ce nâest pas une sĂ©cheresse, nous sommes assĂ©chĂ©s », dit-il â et entend Ă©galement lâattaquer en justice. Le but : rĂ©duire ses activitĂ©s.
Ce ne serait pas une premiĂšre. Au Mexique, le gĂ©ant des eaux en bouteille Bonafont â une marque de Danone â a fait face ces derniĂšres annĂ©es Ă une rĂ©volte populaire. En 2021, des manifestants de lâĂtat de Puebla dĂ©fendaient sous le slogan « No es sequĂa, es saqueo » (« Ce nâest pas une sĂ©cheresse, câest un saccage ») que lâexploitation de lâeau par Bonafont dans leur rĂ©gion expliquait lâassĂšchement des riviĂšres, ce que Danone contestait. Ils ont occupĂ© lâusine et ont rĂ©ussi Ă la mettre Ă lâarrĂȘt. Depuis, lâeau est revenue dans les bassins et les canaux.